Le monde musulman deviendra-t-il communiste ?

Progression soviétique au Moyen-Orient

Certes, des contacts étaient déjà pris : dès 1952 on avait rencontré le Mufti de Jérusalem, coutumier de ces sortes d'intrigues. Septembre 1955 n'est pas moins une date. Comme l'écrit Pierre Rondot dans Les Études : « La livraison sans conditions des armes soviétiques à l’Égypte devait constituer un événement d'une immense portée : avec cet acte, l'Égypte et les autres pays orientaux après elle, rejetaient les dernières chaînes d'une longue sujétion à l'Occident et se trouvaient enfin parfaitement libérées. L'immense crédit dont jouit actuellement l'URSS dans le monde arabe d'Orient ne procède point tant, comme on le dit souvent, de longues intrigues, d'ailleurs réelles, que de ce génie politique d'ailleurs infernal ».30 De nouvelles dates allaient jalonner cette route de l'influence soviétique, jusqu'à ce jour d'octobre 1956 où Boulganine par son ultimatum spectaculaire se conféra le privilège de sauver l’Égypte d'une Angleterre et d'une France plus entravées pourtant par le Président Eisenhower que par lui31. Cette pénétration ne se limite pas au Moyen-Orient. L'ambassade pléthorique et « spécialisée » envoyée auprès de sa  Majesté Sénoussie indique qu'on entend pousser plus loin : la Libye n'est-elle pas une « plaque tournante » à la fois vers un Maghreb en transe et vers l'Afrique Noire ? Et on pose d'autres jalons vers cette Afrique Noire : relations diplomatiques avec le Soudan le 13 octobre 1955, puis, le 7 avril 1956, annonce d'un traité...

La rencontre de deux faits historiques explique cette date de septembre 1955. La paix de Genève, après l'armistice de Corée, libère l'URSS de ses soucis en Extrême-Orient en même temps qu'elle introduit une sorte de protectorat américain au Sud-Vietnam, elle pose une de ces bornes que la Russie, aujourd'hui comme au temps des tsars, n'aime pas à franchir de front. Et puis Staline vient de mourir. Staline peu soucieux d'aventures extérieures mais passionné d'unifier et russifier son pays. Ses successeurs seront plus libéraux entre les frontières soviétiques, mais plus entreprenants au dehors, même et surtout quand ils sourient : le vide du Moyen-Orient les attire d'autant plus que leur progression n'y inquiétera pas la Chine comme elle le ferait s'ils se tournaient vers les Indes.

Cette progression politique se pose aussitôt en termes de civilisation. Entre l'Occident et l'Asie, aux civilisations malgré tout communes, le monde soviétique et le monde musulman s'interposent. Que le monde anti-humain du marxisme rencontre ce conservatisme antéhistorique et nomade, l'Islam, on pressent une rupture non point seulement dans l'équilibre politique de notre univers mais dans son âme...

 


30 Pierre Rondot : Le proche Orient à l'aube de 1957, Les Études, janvier 1957

31 Les principales dates de la progression soviétique au Moyen-Orient méritent d'être indiquées. Les voici pour les quatre mois écoulés de septembre 1955 à janvier 1956 :

EGYPTE :

16 septembre 1955 : accord entre l’Égypte et la Tchécoslovaquie pour fournitures d'armes lourdes en échange de coton.

11 octobre 1955 : propositions soviétiques de financer, à des conditions plus avantageuses que celles de la Banque Internationale, la construction du barrage d'Assouan.

26 octobre 1955 : échange international entre Chine populaire et Égypte.

10 novembre 1955 : conclusions de deux accords commerciaux entre la République démocratique allemande et la République égyptienne.

3 décembre 1955 : la Hongrie emporte une adjudication égyptienne pour l'importation de matériel ferroviaire.

6 décembre 1955 : invitation adressée au Colonel Nasser pour visiter au printemps l'URSS, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie, la Pologne.

12 janvier 1956 : échange de pétrole russe contre le riz et le coton d’Égypte.

11 février 1956 : l'URSS promet d'accorder son aide scientifique et technique à l’Égypte pour l'industrie atomique.

Mars 1956 : d'après le « Journal de Genève », une nouvelle action combinée des pays du bloc oriental est en cours pour  fournir à l’Égypte et aux pays arabes un volume de matériel de guerre dont le montant atteindrait un milliard de marks (à rembourser par l’Égypte à raison de 250 millions par an, payables en coton).

Toujours d'après la même source, 250 agents soviétiques munis de passeports tchèques mais ne parlant pas cette langue, viennent de débarquer en Égypte ; un certain nombre se rendraient en Syrie et en Lybie (citation rapportée par « Bilans hebdomadaires » du 15 mars).

SYRIE :

23 novembre 1955 : accord commercial entre la Syrie et  l'URSS.

28 novembre 1955 : accord commercial entre la Syrie et la Chine populaire.

13 janvier 1956 : accord commercial entre la Syrie et la Roumanie.

1er mars 1956 : une mission d'experts russes propose de fournir techniciens et capitaux, sans contrepartie pour l'exécution de tous projets de développement.

ARABIE SAOUDITE :

10 février 1956 : le roi Seoud d’Arabie fait connaître à un journaliste du « Daily Express »qu'il n'est pas opposé à l'établissement de relations diplomatiques avec l'URSS ni même à en accepter les armes.

YEMEN :

janvier 1956 : traité de commerce et d'amitié avec le Yémen. Message personnel de M. Boulganine. Le but serait des discuter la fourniture d'armes à ce pays.

SOUDAN :

13 octobre 1955 : établissement de relations diplomatiques et commerciales avec l'URSS et toutes les démocraties populaires.

LYBIE :

10 janvier 1956 : établissement de relations diplomatiques avec l'URSS.

AFGHANISTAN :

15 décembre 1955 : visite de MM. Boulganine et Kroutchev, pendant laquelle d'importants accords commerciaux sont décidés.

27 janvier 1956 : (« Le Jour » - Beyrouth) : l'URSS construit 4 aéroports et agrandit ceux de Kaboul et Kandahar.