Le monde musulman deviendra-t-il communiste ?

Les musulmans soviétiques à la rescousse

Cette double poussée soviétique ne fera que s'accentuer avec le changement de politique intérieure musulmane manifesté depuis la mort de Staline. Nous y avons déjà fait allusion. La politique de l'URSS vis-à-vis de ses populations musulmanes a subi des mouvements pendulaires. Son objet a été toujours le même pourtant : une assimilation de fait. Comme telle, elle a toujours été un échec : qu'il s'agisse de l’assimilationnisme voilé dit « politique des nationalités » en première phase ; de la sauvage russification stalinienne en une seconde phase ; probablement aussi dans la détente qui s'amorce33.

Depuis la mort de Staline, en effet, un nouveau revirement s'est amorcé, marqué par la liquidation des leaders musulmans ayant concouru à la russification. Dans l'expansion russe au Moyen-Orient les musulmans peuvent en effet peser lourd. Ils représentent le quart de l'Islam34. Parmi eux des intellectuels35 fourniront des propagandistes, et déjà on les y emploie. L'attachement formel qu'ils conservent à l'Islam les y rend aptes. La nouvelle équipe du Kremlin encourage le contact entre musulmans et peuples voisins. L'élévation relative du niveau de vie des régions musulmanes soviétiques (il est très inférieur à celui des pays musulmans voisins)  facilite la propagande. Les propagandistes ne se contamineront pas. Le rideau de fer est levé pour eux, comme pour d'incessantes délégations arabes et iraniennes (hommes politiques, intellectuels, représentants de professions diverses, artistes, sportifs) qui visitent les républiques musulmanes d'URSS.


33 Voir la remarquable étude de M. Bennigsen : Le front national de la nouvelle stratégie communiste au Moyen-Orient, dans Politique étrangère, novembre 1956.

34 La politique des nationalités tendait à brasser tous les peuples de l'URSS. Les populations musulmanes l'ont refusée pour « sauvegarder leur intégrité raciale ». Elles se sont réfugiées dans une sorte « d'univers colonial » créé par elles-mêmes. Elles ont leurs villes à côté des villes russes, comme les médinas aux portes des villes modernes au Maroc. Elles ont leurs villages à elles, leurs établissements scolaires à elles. Contre ce particularisme Staline a réagi à sa façon : elle fut brutale et sauvage jusqu'à l'extermination : « de 1926 à 1939 le chiffre des Kazaks de la steppe asiatique a diminué de 869 000 unités, alors qu'on pouvait s'attendre à une augmentation de 631 000 personnes » écrit M. Bennigsen au terme d'une démonstration irréfutable. Parallèlement les russes de la Grande Russie détiennent presque tous les postes clefs. Mais si l'aboutissement de cette double politique fut la perte de la foi dans les jeunes générations (d'après tous les témoignages seuls les vieux fréquentent la mosquée), elle a renforcé au contraire l'attachement aux institutions  musulmanes. Pour défendre leur identité nationale, ces peuples « ont ressuscité le passé sous ses formes les plus périmées ». On ne prie plus, mais on voile les femmes, on les éloigne de l'école, on les exclue de la prière hebdomadaire. Nous pouvons le comprendre ayant assisté en Algérie à un phénomène voisin. L'Islam s'y est survécu en étant « la seule ligne d'opposition à la France ».

Sur cette question on pourra consulter : Bennigsen et Carrère d'Encausse, L'Islam derrière le rideau de fer, dans la Revue militaire d'information, octobre 1956, page 66. Voir sur toute cette question de l'Islam soviétique la remarquable série d'articles de M. Bennigsen dans L'Afrique et l'Asie,  ainsi que le livre de M. V. Monteil, Essai sur l'Islam en URSS, et celui de M. Kolare, La Russie et ses colonies.

35 75 des 330 à 400 millions de musulmans du monde : l'URSS, 30 millions, l'Albanie, 1 million, Bulgarie, 1 million, Roumanie, 50 000, Pologne, 10 000, Yougoslavie, 2 millions, Chine, 40 millions.