Autobiographie

La consolation du voyageur

La Croix  25/05/1966

Je m'irrite parfois lorsque des amis me disent : « Tu es heureux de toujours voyager ! » Ils ne mesurent pas la fatigue de trop de climats contrastés. Quand on part le thermomètre indique « moins dix ». On trouve « plus quarante » à l'arrivée. Cette fatigue, l'usure de mes bagages pourrait servir d'étalon pour l'évaluer. Mais peut-être mes amis m'imaginent-ils rêvant en pirogue sous les palétuviers de Loti, ou bien écoutant ce murmure des filaos qu'évoque Baudelaire dans un des Poèmes en prose ? Le voyageur moderne, qui circule pour ces affaires, écorche la surface des continents de capitale en capitale. Il passe d'un interchangeable hôtel à l'autre, et des buildings identiques l'accueillent pour des démarches toujours les mêmes. O mes amis ! Pourquoi votre contresens romantique sur notre terre banalisée ? Me prêtez-vous vraiment l'aspect de « ces marins sur les mers du levant, Qui voguaient sans savoir que la terre était ronde ? »

Vous avez quand même raison de m'envier, pourtant. Non pas pour l'exotisme des paysages, puisque je ne franchis plus les faubourgs des villes, mais pour ma joie de côtoyer toute l'humanité. L'avion en abolissant les distances n'a pas supprimé les rencontres, il les facilite même, et l'indifférent complet veston ne cache pas la merveilleuse diversité des âmes. J’égratigne à peine les Continents, mais au hasard d'une rencontre avec un ministre ou d'un bavardage avec mon boy, je communie à l'humanité. Est-ce illusion s'il me semble comprendre chaque fois quelque chose de plus de ces hommes et toujours plus recevoir d'eux un message ? Les gratte-ciel masquent la brousse et la rizière mais non ce qu'elles ont imprégné dans toute leur chair, même des plus occidentalisés des Africains ou des Asiatiques. Chaque voyage, je perçois mieux ce que m'apporte ce message.

Surtout, communiant davantage à tous les hommes, je perçois combien est grâce leur diversité, même si l'Adversaire en tire mépris et racisme. La vraie consolation du voyageur est qu'il participe à plus d'humanité. Il découvre, et c'est sa joie même physique, la vraie valeur de la diversité et de la complexité des hommes : par elle, ils sont à la ressemblance de Dieu, vitrail brisé dont les fragments rassemblés recomposent vaille que vaille l'image initiale. Il faut toute cette complexité pour capter un certain reflet de la Simplicité de Dieu. Il faut cette diversité pour une approche de Son Unité. Il faut les sinueuses situations de l'Histoire pour évoquer son éternité.

Alors, ces hommes divers, opposés, portant en soi, même s'ils les ignorent, des traditions disparates qui leur font drainer les millénaires de l'Histoire dans son hésitante convergence, ne forment plus de tous leurs visages qu'un unique Visage, le seul par lequel nous soyons devant la Face du Père, celui que dans la folie de son amour1 Il recompose de nos dissemblances pour ne voir en nous, malgré nos souillures, que le Bien Aimé de Sa complaisance.


1 Saint-Augustin