Littérature

**Compagnons d'exode

 

Certains livres jalonnent les expériences de notre vie. Leur découverte marque une étape. Un temps nous en tirons aliment. Nos quinze ans rêvèrent sur la note unique de Loti, son désespoir enchanté nourrissait une mélancolie qui nous rendait intéressants à nos propres yeux. Barrès exalta nos dix-huit ans. Mais d'autres livres furent des compagnons tout au long de la route. Peut-être n'y revenions-nous pas souvent : nous avions bien senti pourtant que  parmi tous nos livres eux seuls valaient d'être préservés. Ils faisaient partie de nous-même. Les abandonner eut été une amputation.

Deux livres m'ont accompagné dans la débâcle, compagnons de cette étrange Odyssée. Je les traînais avec moi à travers les plus beaux paysages en la France. Par ces amples collines qu'un peuplier spiritualise, par ces déserts de craie où lève au bord du ciel le halo bleu des montagnes, tandis que je traversais des villes aux toits plats, ils exsudaient en moi le bonheur des choses et ma détresse. Ils m'aidaient à comprendre, au dessus du chaos de mes pensées, l'ordre héroïque des cathédrales, où l'apaisement de ce fleuve promis au rire des jeunes femmes. Les images disparates et mouvantes de la pire migration qui se soit vue se construisaient autour d'eux. Leur lecture calmait comme une prière : elle en avait le pouvoir ordonnateur.

J'ai sur ma table ces deux livres, et je sais bien que je devrai souvent encore recourir à leurs drames pour redresser mon âme que sans cesse les événements désorientent. Les deux sources de la Morale et de la Religion et La Possession du Monde. Deux livres qui se rejoignent. Le second anticipe la réponse que Bergson donne lui-même aux interrogations de son œuvre. Mais leur témoignage est un. Ils témoignent pour la noblesse de l'homme. Peu importe d'être d'accord ou non avec tel ou tel de leur postulat, mais d'écouter ces voix proclamer la vocation éternelle des hommes. Ces deux voix solitaires, au dessus d'une symphonie de douleur, de crime, de peur.

L'humanité accomplira-t-elle cette fonction essentielle de l'univers qui est une machine à faire des dieux se demande Bergson. Poursuivra-t-elle le vrai bonheur qui est de se dépasser, interroge Duhamel. Être ou ne pas être, l'éternelle question d'Hamlet, se pose aujourd'hui en termes plus précis. Être héroïque ou n'être pas, développer en nous toutes les virtualités de l'homme promis à la divinité ou retourner au chaos. Nous n'avons plus les illusions de la civilisation matérielle pour nous dérober la réponse. Sans doute, nous propose-t-on plus que jamais l'idéal d'une Civilisation sans âme, mais nous savons qu'elle ne nous épargnera pas certaines catastrophes. Nous avons vécu un douloureux réveil : Nous avons expérimenté que seul l'esprit ne meurt pas.

Sagesse de Duhamel. Ne nous méprenons pas sur ce mot de sagesse. Sous ce vocable on nous a trop proposé la médiocrité. La sagesse de Duhamel, ou de Bergson aux dernières étapes de sa pensée, se confond avec l'espérance de la vocation profonde des hommes. Je ne saurais dire qu'elle est naturellement chrétienne, mais sans effort et de plain pied, un chrétien la transpose. Elle s'ordonne immédiatement aux exigences de la vie intérieure et l'une l'autre s'illuminent. Jusqu'aux objections de Duhamel au christianisme plaide dans son œuvre pour celui-ci. Elles ne témoignent que d'une exigence insatisfaite. Une incompréhension du véritable sens des paroles qu'il a entendu le réciter, mais lorsqu'il croit les réfuter il expose le vrai sens de ces paroles.

« La possession du Monde » est une apologie du don.