Divers

Le premier siècle de l'Europe

La Croix 12/12/1965

 

On présente l'exposition des peintres du XVIe  siècle, actuellement ouverte au Petit Palais, comme une exposition du premier siècle européen : pourtant elle exprime jusqu'à l'aigu que ce  XVIe fut au contraire le premier siècle sans Europe. Peu de chefs-d’œuvre et trop de toiles. Aussi n'est-on pas entraîné au dialogue avec de grands esprits qu'instaure la contemplation de chefs-d’œuvre, mais plutôt, on écoute la rumeur de toute une époque. Et cette rumeur décrit, au long d'interminables cimaises, non pas le début d'une Europe, mais à travers la ruine de la chrétienté, la mort de toute unité, quand, à l'orée des quatre siècles de massacres par elles engendrés, les nationalités surgissent.

On n'appelait pas encore ces nationalités par leur nom. On était encore trop près du Moyen Age ou tout au moins de son déclin. Pour animer des foules encore sensibilisées par la religion affective du  XVe  (gothique flamboyant, vierges pâmées et Dies Irae), il fallait habiller de prétextes religieux les querelles des princes. Mais eux qui menaient ces foules, et dont la peinture du temps, reflétant leur goût, traduit l'esprit, n'avaient point de foi. Les religions du siècle où elles furent prétexte à s'entretuer furent religions désaffectées. Cette vérité lamentable est comme criée par toutes les toiles du Petit Palais. Dès qu'un peintre aborde un sujet sacré, il devient fade ou vulgaire, pire parfois. Les parties profanes des tableaux religieux restent belles, mais tout talent disparaît des scènes proprement sacrées. En Espagne, des bourreaux admirables de vigueur réaliste flagellent un Christ bellâtre tel que le pire  XIXe siècle en a multiplié l'effigie. En Flandres, le prétexte religieux disparaît sous un grouillement breughelien de foule qui, de partout, en détourne le regard. Pire encore, disais-je : l'érotisme s'élance à l'assaut de la foi. Il triomphe aux toiles de Caravage, comme chez Tintoret ou Titien. Il envahit jusqu'au domaine du sacré.

Siècle de luxure et de sang, mais qui n'y trouve point de bonheur. Quel paroxysme de souffrance a engendré les surréalistes avant la lettre, qui peuplent l'exposition de monstres à la Jérôme Bosch ? Que de lueurs d'incendie aussi se reflètent dans tant de toiles en rouge majeur ! Et derrière ces cataclysmes, comme au fond des tableaux religieux sans foi, apparaissent, vers quoi tout conduit le regard, de calmes paysages expressifs d'une nostalgie de paix, mais inaccessibles pourtant, car n'y mène aucun vrai chemin, toujours coupé par le cadre d'une fenêtre ou quelque accident naturel. Tel est ce  XVIe,  siècle de tristesse jusque dans certaines toiles au premier regard triomphantes : au Petit Palais, la Danaë du Tintoret semble de sa blancheur nacrée chanter la joie, mais elle inscrit en réalité une diagonale de gauche à droite  descendante (dans tous les sens du terme, sinistre) et la pluie d'or qui achève cette diagonale n'est pas une bénédiction, mais plutôt les traits qui tirent cette figure faussement paisible  vers le néant.

Pourtant, dans ce naufrage, pour un temps l'homme survivra. Cranach, avec l'admirable série de Reims, les Clouet et, d'une étonnante « présence » dans le sens où on emploie ce mot pour un acteur, la Vieille Dame, de Floris en attestent, comme en attesteront les portraitistes au XVIIe, au XIXe, de Champaigne à Manet ou à Van Gogh. L'homme règne jusqu'à l'ultime défaite, quand le vieillard Picasso aura atomisé son visage.

Ultime défaite, mais nouvelle rupture et aube d'une renaissance. Beaucoup plus que le XVIe, notre siècle pourra être le premier siècle d'une Europe rendue nécessaire par ces naufrages, quand enfin auront cessé le temps des nationalités et leur triomphe dans les massacres des guerres mondiales. Quelle meilleure expression de leur signification politique, à ces nationalités, en effet, la Parabole des aveugles du musée de Naples (à laquelle j'ai sans cesse pensé au Petit Palais) dont toutes les lignes tracées par l'association des infirmes déclinent vers la culbute générale ? Mais déjà se lève un temps de rassemblement et d’œcuménisme où l'ONU n'est pas un « machin » mais un des instruments pour la reconstruction de l'unité depuis quatre siècles éclatée. S. S. Paul VI, par sa visite, l'a bien souligné ; un temps où ceux que satisfait la crise de l'Europe, qui la provoquent ou qui l'attisent, apparaissent des attardés de quatre siècles ; un temps où par-delà ces religions détournées, au nom desquels les princes ont déchiré la tunique sans couture, nous sommes appelés,  soutenant de notre foi la marche tâtonnante du monde vers son unité, à la recoudre.