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Voici le temps des assassins

La Croix 11/9/1969

 

Depuis mon retour de vacances, cette prédiction de Rimbaud me hante : « Voici le temps des assassins ». Sans doute suis-je plus sensible d'avoir vécu un mois sur une des dernières landes sauvages de France, cette côte Saint-Sanson, dans le pays des abers, que hantent seuls, comme au temps de mon enfance, les faneurs de goémon halant leur charge ruisselante.  Un vent salubre et chargé d'iode m'a comme décanté. Au retour, la corruption ambiante ne m'en blesse que plus durement.

Premier choc : la prostitution de l'érotisme. Qu'en a-t-on fait de la loi d'amour qui maintient en vie la création ? L'érotisme n'est plus une passion. Il n'apparaît même plus un vice, mais une marchandise. Pour vendre des robes ou des complets, un grand magasin affiche des jeunes gens tout nus. Ce n'est aucunement indécent (pas plus que l'ancien plafond de l'Opéra) mais bête. Aussi bêtes les couples énamourés qu'on présente sur les affiches du métro pour vendre des chemises ou des réfrigérateurs.

Hélas ! triomphe ainsi la plus épaisse pornographie. Elle déferle comme une vague, fût-ce sous le pseudonyme de revues étrangères, aux flancs de certains kiosques. Pourtant, si je ne m'abuse, ils sont loués par une Ville de Paris qui ferait bien d'y veiller. Certes, on trouve encore pire, quand un jury couronne d'un prix prestigieux un livre dont une scène de bestialité constitue le morceau de bravoure. Et on nous annonce, de Venise, un film auquel cette turpitude fournit un thème essentiel. Voici le temps des assassins : c'est ainsi qu'on amollit l'âme d'un peuple jusqu'à le tuer.

Second choc à mon retour : l'expansion du racisme. Je trouve sur mon bureau une lettre d'un jeune ami africain qui, m'annonçant son départ, me confie son amertume. Dans une firme où il se présentait en vue d'un emploi quand fut venu son tour d'être reçu par le chef du personnel, à peine avait-il ouvert la porte du bureau qu'il entendit hurler : « Ah non ! Nous ne prenons pas de nègres ici. Allez travailler chez vous. Sortez d'ici et fermez-moi la porte. » Je sais par d'autres confidences combien souvent, en passant dans nos rues, les Africains s'entendent accuser de « les noircir ». Avons-nous le droit de juger les Américains ?

Un mot de Thomas Morton, dans la Nuit privée d'étoiles, m'a beaucoup frappé, quand à propos de 1939 où il n'était pas encore venu à Dieu, il parle de « cette guerre que j'appelais sur moi ». En ce temps de troubles, de conflits et de combats, quand nous nous montrons assez incapables d'amour pour ne pas supporter la pigmentation des autres, ne l'appelons-nous pas sur nous, la guerre ? N'en sommes-nous pas les fourriers et les complices ? Voici le temps des assassins.