Autobiographie

Offertoire de mon pays

Je suis un pays de coteaux, la courbure de ses vignes a tracé mon âme. O vignes bleues sous le silence de midi, quand l'air légèrement poudreux sent le silex, la ronce et, comme par taches, le parfum âcre du noyer. Vignes tendrement crayeuses de phosphate sur la terre d'un rose pâle, ombré de mauve. Ces vignes, mes doigts sont froissement de leurs feuilles.

Oui, je suis d'abord ce calme pays de vigne, coupé d'étroites vallées remplies jusqu'au bord de peupliers, tout entières elles en frémissent et scintillent, et leur murmure, colore le silence d'une nuance mélancolique. Au fond de ces vallées sinuent de secrètes rivières. La racine miraculeuse des saules y trempe, agrégeant au paysage les reflets de l'eau. Les rivières de mon pays sont herbeuses et comme amorties sous des joncs. À peine se distinguent-elles des prés charnus où le pied enfonce.

Mon pays est discret. Seul l'automne le pare d'une beauté ostentatoire. Alors les peupliers allégés dressent dans le ciel bleu des geysers d'or pâle. Les vignobles sont rouges ou d'un violet profond comme du sang. La lumière désormais atténuée n'amortit plus les couleurs. Elles vibrent. Elles bouillonnent comme le vin sur les foulons. Elles éclatent en une longue et rapide sauvagerie. Elles déchaînent des heurts foudroyants de symbole. Elles crient de joie.

Un seul coup de vent emportera la brève magie. Ce sera l'hiver.

J'aime en ce pays que chaque bruit soit intelligible. Chaque son, distinct et clair, coupe le silence sans l'altérer. J'entends le forgeron battre l'enclume, et le tonnelier le disque vibrant – le chariot lointain ne se signale pas par un roulement mais par une cascade de heurts. Même dans le lointain barrage, je discerne, plus ou moins grave, la chute des diverses gerbes d'eau. Le chant des saules est un minuscule cliquetis presque métallique.

Le soir glisse sur l'air liquide, battement par battement, la sonnerie des cloches. Elle dérive sur la vallée noyée d'ombre, d'où émerge en fuseau d'or les peupliers d'Italie. Elle s'insinue au lit rose de la rivière. L'annonce fulgurante à Marie n'est plus ici qu'un accompagnement sonore à l'allongement des ombres. Nul ne s'en trouble plus. Suprême recueillement d'un peuple qui ne prie plus, elle passe au-dessus du village dont le soir brunit les tuiles. Parfois, un des bœufs blancs en pâturage lève la tête. Nostalgie suprême de la crèche ? Lui seul l'éprouve encore.

Elles prient pourtant, les églises romanes aux noms chatoyants. Bouchon, Château, Chatelay et sa voisine Chanteloup, Lurcy-Levi qui fut une villa romaine, et Saint Menoud au debredinoir, et leur sœur ducale et royale Soucigny. Elles prient encore lorsque les hommes ne prient plus, les églises roses en plein centre, les basses églises fermes en prière. Un vieux curé lit mécaniquement un bréviaire dans le bourdonnement des abeilles. Elles prient.

Elles ne maudissent pas, elles intercèdent les églises. Avec le son des cloches quel nouveau millénaire ont-elles pleuré dans mon âme ? Quelle inclination vers la prière a creusé en moi leur voûte en berceau ? Quel appétit de Dieu a éveillé leur demi-jour ? La psalmodie de leurs piliers, la litanie des absidioles ont modelé en chrétien l'enfant imprécis.

Le soir nous y allions, notre vieux curé marmonnait des oraisons douceâtrement besogneux. Une sœur sécularisée écorchait un Salve Regina. Et pourtant de belles nuits, - de belles nuits embaumées de tilleuls – plus vif brillaient les étoiles, messagères pour un jeune roi mage ignorant encore qu'il fut couronné.

Une fois de plus, en esprit j'ai parcouru les coteaux que je ne reverrai plus. Riouine au sommet de sa butte tapis contre le vent ses maisons basses. Le clocher de Ouateau dont la cloche fêlée chevrotte, égrène un Angelus hésitant. L'Allier glisse, unit entre ses berges de sable. Le pont s'y reflète dont les arches décrivent ainsi des disques de lumière. Seule altère la parfaite unité de l'eau, une souche argentée de vieillesse. Mais le triste instant décliné se referme et d'une progression si uniforme que l'œil ne la perçoit plus le fleuve pousse sa masse vers le barrage.

Ma pensée, aujourd'hui, ne me mènera-t-elle pas plutôt vers les étangs ? Beauregard, tout bleu de ciel, mérite plus que jamais son nom. Les roseaux figurent avec leurs reflets des arcs nerveusement tendu. Mais dans les creux d'ombre où l'eau dormante s'épaissit de feuilles disjointes et de brunes herbes, éclosent des nénuphars. Blancs, leur pétale charnu légèrement duveté, ils ouvrent un calice d'or où des mouches brillantes bourdonnent. Les anophèles troublent le reflet des berges d'affleurements concentriques. Seule, entrefroissant quelques branches, une sarcelle... Sur l'étang repose un silence doré, chaud, légèrement vibrant d'insectes, un silence heureux et vivant.

Je marche sur les pas d'un enfant dangereusement solitaire. Il n'avait d'autre jeu que de suivre ces berges, de remonter, par les roseaux, d'un étang à l'autre, de contempler au ciel les nuages tout ronds de ces pays. Il n'avait d'autre compagnie que ces vignes, ces bois et ces eaux mortes. Que midi pousse les bœufs sous les gros chênes en boule, que le soir allonge à l'infini l'ombre des collines, il n'avait que vous, mon pays. Et vous l'emplissiez, vous le formiez, vous fûtes son compagnon, son maître et peut-être aussi son amour. Mais où est-il cet enfant ? Qu'en survit-il, hormis ces images que je suscite et que je parcours, attendant l'heure ultime où je me rejoindrai moi-même dans votre Transfiguration, mon pays ?