Heinrich

1942

 

A Albert Gortais

 

Au temps heureux où les frontières n'étaient pas infranchissables, chaque année quand l'été venait, je voyageais à l'étranger. Une fois, en 1936 il me semble, je décidai de visiter la Bavière. J'aime beaucoup ce pays. Ces petites villes, où les rues fermées à chaque bout ont l'ordonnance d'une place, avec tout autour des balcons vivement fleuris, me ravirent. J'ai toujours apprécié les églises baroques et ce léger mauvais goût qui leur est un surcroit de grâce. On en trouve un peu partout, là-bas, de ces églises, comme dans notre Massif Central des basiliques romanes. Je me rappelle surtout, à Bad Reichenhall, une chapelle minuscule, toute rose, et que paraît une loggia.

Mon ami Heinrich von T. qui connaissait mes goûts, m'écrivit pour m'inviter à passer quelques jours dans sa propriété de Weyga. « Tu trouveras, m’écrivit-il pour m'allécher, une très belle abbatiale baroque, les bleus et les roses y abondent parmi des grilles de bois doré. On la connaît peu, même en Allemagne ; modeste cadette des somptueux monuments de Dresde ou de Prague, elle vaut que tu te déplaces, si toutefois mon amitié ne suffit pas à t'attirer.  Le pays est un peu sévère, mais nous jouirons d'une parfaite liberté, mon oncle, à qui appartient la propriété, vivant confiné dans sa chambre. Je serai heureux de recommencer nos vieilles folies et de parcourir avec toi la contrée, une plume rouge sur nos chapeaux verts. Tu te rappelles nos balades en Suisse... »

Heinrich n'avait pas besoin d'évoquer ces balades. J'en gardais la saveur. Nous nous étions connus à Genève, dans la pension Saint Boniface, une pension où de bonnes sœurs paradisiaques hébergeaient un troupeau flirtant d'étudiantes et d'étudiants. Tout de suite Heinrich et moi avions sympathisé, et, devisant comme nous pouvions, chacun connaissant à peine la langue de l'autre, nous avions parcouru le pays de Gex, riche en peupliers. O souvenir de Genève, avec les bains dans le lac si bleu, et les rêveries dans les merveilleux jardins qui le bordent !

Je me rendis donc à l'invitation d'Heinrich, traversant pour le retrouver une grande part de la Bavière du centre. Celle-ci me parut triste et plate après un séjour au bord des lacs, sur ce Königsee où le charme du paysage est si primitif qu'on se sent à l'aube du monde. Plus tard je devais aimer la Bavière du centre, mais apprécie-t-on une chanson quand on sort d'entendre une symphonie ? Sur l'autostrade qui menait à Weya, les longs rideaux de sapins ne distrayaient pas d'évoquer, récents ou lointains, mes souvenirs.

Je pensait surtout à Heinrich. Quel joyeux compagnon ! Il avait la bonhommie de ces populations bavaroises qu'on voudrait tant ne pas être obligé périodiquement de détester1. Quelle dépravation les fait tant aimer la guerre et s'affoler de grandeur – peuple affable et bon enfant, serviable, hospitalier ?

Le soir approchait quand j'arrivai à Weya. Sur un paysage monochrome de sapins, le ciel roulait d'épais nuages. Au fond, pourtant, dans un nimbe légèrement doré, on voyait se lever les Alpes. Sur ce nimbe se détachait, d'un noir plus dur que les sapins, le château des von T. Un assemblage de tourelles, un appareil compliqué de toits, des poivrières, des mâchicoulis, le tout restauré dans le style outré de Louis II, dominait une gorge étroite, simple faille dans la longue plaine. De toutes parts les bois enserraient le château, battaient ses murs comme une mer.

A ma descente de voiture je fus accueilli par des domestiques sans âge. Ils portaient de vétustes livrées, chargées d'or terni, et des perruques poudrées comme on n'en voit plus qu'au théâtre. « Monsieur le Vicomte était auprès de son oncle et s'en excusait, me dirent-ils, mais il serait là d'une seconde à l'autre ». En attendant, ils me conduiraient à ma chambre pour que je puisse me nettoyer un peu.

Ma chambre, un immense quadrilatère pris dans une des tours, percé de trois fenêtres éloignées de la pièce par toute l'épaisseur des murs, trois mètres au moins. Des tapisseries admirables dans le style des tapisseries de Cluny, représentaient une cour d'amour. De belles dames en hennin y devisaient avec des troubadours parmi les fleurs. Elles ne suffisaient pas à égayer l'immense salle avec son lit à courtine, ses fauteuils durs comme des stalles, ses coffres où l'on avait posé, joyaux luisant dans la pénombre, de lourds pots d'étain.

Étrange accueil, Heinrich ne se faisant toujours pas annoncer, je regardai par les fenêtres. Si haute était ma chambre que je ne voyais que le ciel, mer obscure et presque figée.

Soudain mon ami fut là, sans que je l'eusse entendu. « Excuse cet étrange accueil par des domestiques, mais je faisais la lecture à mon oncle. Il ne peut guère supporter d'autre présence que la mienne. C'est bien douloureux de vieillir, si pénible...pénible pour les autres aussi bien que pour soi. »

Heinrich ! Combien j'attendais de joie à le retrouver ! Mais nous restions en face l'un de l'autre, un peu gauches, sans trop savoir quoi nous dire. Bien souvent, au cours de notre séparation, je m'étais promis de lui faire part d'une émotion, d'une joie, d'un livre particulièrement goûté ; devant lui je n'éprouvais qu'un grand vide, et, déconcerté, je sentais se briser tout élan.

Dans ces minutes d'embarras j'observai tout à loisir le visage d'Heinrich. Ces quatre années lui avaient imposé une curieuse altération. Non qu'il eût vieilli, il paraissait toujours étrangement jeune, sous ses romantiques cheveux blonds. Mais ses yeux avaient perdu leur exquise candeur, voilés désormais d'une expression contrainte. Sa bouche s'était légèrement tordue. Je me rappelais pourtant cette bouche très droite, une de ces bouches dont Wilde disait qu'elle ne savait pas mentir. Dorian Gray, oui, tel était devenu son visage. Le visage d'un Dorian Gray que le temps n'atteint pas mais que pourtant, sans l'altérer, marque la vie.

Il m'entraîna dehors. « J'ai deux heures de pleine liberté, profitons-en, » me dit-il. Le pont-levis franchi, s'étendait la marée des bois. Nous y entrâmes. Était-ce l'odeur de sève qui montait des troncs écorchés par les  récentes tempêtes, ou bien ce vent léger qui, balançant sur le ciel bleu les cimes, se glissait le long de notre chair, nous dénudant semblait-il, et versant dans tous nos membres une délicate ivresse ? Je retrouvais l'Heinrich d'autrefois. J'attribuai son expression contrainte de tout à l'heure à l'obsession de ce château féodal, à la solitude dans ces  longues salles où l'écho des voûtes répercutait à l'infini les pas. Tandis que les fougères s'écartaient et se refermaient derrière nous, Heinrich comme jadis gambadait, me racontant mille histoires sans suite et riant de mon incapacité à le comprendre. Sa gaieté me parut même exagérée. On eut dit une évasion, la joie du prisonnier évadé pour quelques heures de sa geôle.

Nous rentrâmes au coucher du soleil. Plus haut et plus noir semblait encore le château dans ce crépuscule. Des corneilles volaient sur les tours. Avec les cris des premiers hiboux on n'entendait que leur croassement. « Tiens-toi près de moi à cause des danois de mon oncle » me dit Heinrich en franchissant le pont-levis. De fait, six énormes danois se jetèrent sur nous, qu'Heinrich contint du regard. A sa vue ils se mirent à ramper en gémissant, mais à chaque fois que je semblais m'éloigner un peu de leur maître, ils montraient les dents.

« Habille-toi pour le dîner, me dit Heinrich, mon oncle n'y vient jamais, mais s'il descendait, il serait mécontent de nous voir en veston. A son âge on a des manies, fût-ce d'obliger ses neveux à dîner en habit quand ils sont seuls. »

Le dîner se déroula dans un cérémonial presque liturgique. Depuis des siècles la même ordonnance devait y présider. Il me semblait vivre un roman et si on m'avait dit que la Dame Blanche allait passer dans la salle, tenant un flambeau, je l'eusse cru. Tout d'ailleurs semblait venir de très loin et jusqu'à la saveur légèrement passée des vins. Heinrich parlait bas. J'en fis la remarque. « Tu parles bas comme s'il y avait un mort dans la maison. » Il pâlit légèrement. « Tu es idiot »me dit-il, mais sa voix qu'il força résonna drôlement dans la pièce et fit tinter tous les verres. J'en éprouvais un malaise, indéfinissable, et me mis moi aussi à parler bas.

Les danois rampaient sous la table, mais si j'essayais de leur donner un morceau de viande, ils s'enfuyaient vers les crédences en grognant.

La tempête avait repris, elle grondait dans la forêt du même long hululement que la mer. J'entendis dans la cheminée une bizarre plainte d'enfant. C'était, me dit Heinrich, un grand-duc qui y nichait. Et soudain la peur me prit. Non pas la crainte, qui correspond à un danger, mais la peur. L'obsession muette qui vous étreint à la gorge. Aucun raisonnement ne la dissipe. J'avais peur. De quoi, je n'en savais rien. Mais la vie était trop insolite ici. Ne participais-je pas à une plaisanterie sinistre, macabre ?

Heinrich se levait. Je fus convaincu qu'il était menacé de folie et qu'il m'avait appelé au secours, comme un noyé tend une dernière fois la main.

Il me dit immédiatement bonsoir, sans me proposer de prolonger la soirée. Un des vieux serviteurs en perruque poudrée, tenant un flambeau, me précéda vers ma chambre.

 

*

**

 

Si je racontais une sombre histoire, je vous dirais que des cauchemars me maintinrent haletant jusqu'à l'aube. Je vous parlerais des fantômes trainant des chaînes. En vérité, il n'en fut rien. Je dormis d'un sommeil paisible, profond, reposant. Quand je m'éveillai, un rayon de soleil emplissant de lumière l'espèce de corridor qui menait jusqu'à ma fenêtre de l'Est, venait frapper la dame à la licorne de la tapisserie. Sous ce rayon de soleil la cour d'amour s'animait d'une vie si jeune que je crus voir dames et troubadours s'attendre pour deviser avec eux. Je me promenais dans ces prairies où les fleurs se tournaient toujours de face sur leur haute tige, des fleurs rouges et jaunes sur des prairies bleues.

« Peut-être Monsieur aimera-t-il prendre son petit déjeuner sur la terrasse. »

Un des vieux laquais, dès le matin en habit surbrodé, perruque et bas blancs, me présentait un breakfast très appétissant et pas du tout suranné. Je le suivis sur la terrasse, attenante à ma chambre. On avait déposé là un minuscule jardin suspendu. Des coudriers rouges, des allées serpentines dans un espace de vingt mètres sur dix, un saule pleureur et toute la flore qu'au XIXème siècle on croyait indispensable à un jardin »anglais ». Des corbeilles rondes en miniature, où fleurissaient des plantes démodées, zinnias, calcéolaires et ces dahlias rouge feu qu'on connaissait seuls dans mon enfance, garnissaient les ray-grass bordés de millepertuis.

Quelle aïeule d'Heinrich, crinoline à volants et ombrelle pliante, avait imaginé ce jardin suspendu pour s'y distraire d'une beauté trop austère ? Je l'imaginai exilée des villes et de la petite cour où s'était déroulée sa jeunesse, enfermée dans ce haut château par un époux atteint d’hypocondrie, consolant son ennui dans le mauvais goût de ce minuscule jardin. Rien n'y manquait, et même pas la pagode en faïence bleue qu'une touffe de bambou cachait à demi.

« Que dis-tu de notre jardin rococo ? J'ai pensé qu'il te séduirait presque autant que les cours d'amour de la chambre. C'est pourquoi je t'ai fait installé dans ce perchoir. »

Heinrich, en pyjama, était venu me surprendre à mon lever. Je le retrouvais tel qu'autrefois, joyeux, bon enfant. Ses cheveux décoiffés tombant en boule sur son front, le rajeunissaient. Je retrouvais l'adolescent tant aimé.

« Que faisons-nous aujourd'hui, reprit-il au bout d'un instant. Mon oncle me donne campo. Que dirais-tu d'un tour en auto ? Si tu daignes t’apprêter rapidement, nous pourrions aller déjeuner soit à Munich soit à Salzbourg : nous sommes à mi-chemin. Ou bien encore nous pourrions aller jusqu'à Lindau. »

J'hésitais. Il me plaisait de revoir Salzbourg, et d'entendre les bénédictins trop exercés à Mozart, écorcher le grégorien. Nous prendrions un café savamment additionné de crème fouettée. A Munich, l'église Saint-Michel m'avait conquis. Je fis part de mes hésitations à mon ami.

« Mon vieux, à toi de savoir. Je ne puis choisir pour toi . Veux-tu voir à Salzbourg les enseignes se balancer comme des branches sur les rues étroites, ou bien veux-tu boire à Munich une bière que tu me dis tant aimer ?

- C'est comme si tu me demandais ce que je préfère, du fromage ou une femme brune. Choisis pour moi.

- Hé bien, nous irons jusqu'à Lindau, sur le lac de Constance, et nous y resterons pour la nuit. Tu pourras même, si cela t'enchante, aller demain voir les hangars à Zeppelins.

- Évidemment c'est un moyen de choisir entre Munich et Salzbourg que d'aller à Lindau. Mais entendu, je ne connais pas ce patelin. Je me rase et je suis à toi. »

Lindau m'enchanta. Ces vieilles maisons fleuries, avec leurs immenses toits, sa longue place, et, vues du lac, les collines d'Autriche et de Suisse. Nous passâmes la soirée sur le quai. Des voiliers rentraient, débarquant une jeunesse joyeuse et demi-nue, qu'Heinrich regardait avec une visible envie. Il faisait un de ces beaux soirs pleins et calmes, où la vie semble facile, abondante. Un bonheur diffus vient tellement de toutes choses, de l'air, du soleil déclinant, du parfum un peu terreux des eaux, qu'il en est une paix. Un adolescent, sur une barque, rentre en chantant ; le soleil près de disparaître, teint d'un rouge un peu plus rare les flots étales ; ils soulignent une beauté si mûre, si complexe qu'au cœur on en sent un suspens. Nous nous étions baignés, et j'en restais alangui, délicieusement fatigué.

« Pourquoi dis-je à mon ami, quand si près de toi tu peux goûter de telles beautés, demeures-tu enfermé dans ton sinistre château ? Ce n'est pas une existence pour un homme jeune. Ta fortune, ta naissance, de quoi te servent-elles ? Tu vis plus lié à tes tourelles qu'un serf à sa glèbe. N'a-t-il pas fallu ma venue pour t'en arracher ? Que ne voyages-tu ? Je t'assure que si je n'étais pas enchaîné par la nécessité de gagner ma vie...

- Peut-être dis-tu vrai. Et pourtant, vois-tu, j'ai mon oncle. Je ne puis le laisser seul.

- Ton oncle ! Cette sollicitude m'étonne. Tu ne t'en souciais pas tant à Genève, quand tu passais un mois sans lui écrire et qu'à ses objurgations de rentrer tu répondais par des demandes de fonds ! Je suis sûr que tu exagères tes devoirs à présent. Ce n'est pas une vie pour un homme jeune que de faire tout le jour la lecture à un vieillard.

- Tu as peut-être raison, mais je ne puis pas le laisser.

- Je ne te comprends vraiment pas. Surtout qu'après tout ce que tu m'en as dit autrefois, je suis sûr que tu n'aimes pas ton oncle. Au reste tu t'en soucies fort peu en réalité : tu ne m'as même pas présenté !

- Je m'en excuse, mais mon oncle était fatigué. »

 La conversation déviait. J'avais pourtant l'impression d'avoir ébranlé Heinrich. Il fallait absolument l'arracher à cette vie. Il en deviendrait fou. Je me rappelais son expression contrainte, la veille. Cette bouche tordue, ces yeux qui par moment me fuyaient.

« Ce n'est pas la question, et ne t'imagine pas que je m'en sois froissé, repris-je. Peu m'importe d'être présenté à ton oncle ! Ce que je voudrais, c'est t'en délivrer. Je ne puis croire que ton devoir soit si impérieux. Laisse les morts enterrer les morts. Tu me fais l'impression de t'enchaîner à un cadavre. »

Heinrich pâlit « Tais-toi, tu dis des absurdités. Mon oncle n'est pas un cadavre. »

J'eus peur de l'avoir froissé, aussi parlais-je d'autre chose. Mais toute la soirée, Heinrich garda son expression tendue, sans rien de l'exquis abandon que nous venions de goûter.

*

**

Peu après notre retour, le lendemain soir, Heinrich me dit : « Puisque tu m'en as exprimé le désir, je vais te présenter à mon oncle. Ne t'étonne pas s'il ne te parle pas. Sa paralysie est presque complète et il souffre de montrer sa déchéance.

- S'il en est ainsi, ne me présente pas. Ma demande n'était qu'une boutade, un moment de mauvaise humeur, et je ne voudrais à aucun prix importuner ton oncle.

Le vieillard semblait déguisé en statue de Voltaire. Mais sa figure sans sourire était figée en un rictus méchant, tandis que ses yeux, ternes, vitreux, incolores presque, me regardaient fixement. L'impression était atroce d'être regardé par ces yeux immobiles qui ne cillaient même pas. La maigreur de celui qui me parut être un moribond était soulignée par deux touches roses sur les joues, posées comme du fard, et qui seules donnaient un peu de vie à cette face immobile. Il évoquait la momie de Ramsès II qu'on voyait autrefois au musée Guimet et qui m'horrifiait dans mon livre d'histoire.

« - Je vous souhaite la bienvenue. » D'où venait la voix ? La bouche n'avait pas bougé. Les sons semblaient venir du corps, ainsi j'avais entendu autrefois parler un ventriloque. La voix reprit, me posant des questions banalement bienséantes sans même attendre ma réponse.

Mais le plus étrange était l'attitude des chiens. Il s'étaient précipités dans la chambre quand j'étais entré, mais aussitôt ils avaient fui dans l'angle le plus obscur de la salle geignant sourdement.

*

**

Les jours suivants, avec un cérémonial identique, j'allai chaque matin saluer l'étonnant vieillard. Peu à peu je me familiarisai avec l'atmosphère bizarre de la pièce. La vieille dame et moi devînmes presque amis. Elle se lança à me conter des histoires du passé et me demanda des nouvelles de François-Joseph et de l'Impératrice Élisabeth sur un ton tel que je n'osai lui dire qu'ils étaient morts depuis vingt et trente ans. Mais quelque fût notre intimité croissante, elle ne s'effondrait pas moins en de grandes révérences de cour chaque fois que je pénétrais dans la pièce.

Un matin je fus frappé de voir sur la tempe du vieillard une tache bleue. Il semblait ce jour-là plus morne encore que de coutume et légèrement affaissé ; ses paupières retombaient un peu sur ses yeux fixes, lui donnant un regard en dessous, qui, joint à son rictus, m'effraya presque.

Dans l'après-midi je signalai à mon ami cette tache bleue et l'air affaissé que j'avais trouvé à son oncle. Il en sembla spécialement affecté, et me dit, après quelques minutes d'un étrange trouble : « Mon oncle a une mauvaise circulation. J'ai toujours peur quand j'en vois des signes. Faible comme il est il peut nous quitter d'un moment à l'autre. Il faudra que je fasse venir son médecin. »

Quelques heures après Heinrich me proposa de l'accompagner à Munich. Je refusai, alléguant une nouvelle que j'avais commencé d'écrire. Il me sembla qu'il eut préféré que je l'accompagnasse, mais, désireux de travailler et aussi d'étudier tranquillement l'abbatiale baroque, j’insistai pour rester à Weyga.

D’ailleurs Heinrich devait être de retour le lendemain à midi. Il allait voir le médecin de son oncle et tâcher de le ramener. Je m'étonnai qu'il ne lui suffît pas de téléphoner à ce praticien.

Sans y penser davantage je m'installai sur la terrasse-jardin contigüe à ma chambre. Je prétendais y travailler, sagement assis sous un altea. Le paysage fort beau m'en détourna. Nous étions en septembre et l'air pulpeux semblait déposer de l'azur sur la campagne. Bleue était la forêt et bleus les lointains jusqu'à la ligne onduleuse des Alpes. En vain j'alignais les mots. Je ne parvenais pas à saisir mon sujet. J'essayai de  plusieurs moyens qui d'ordinaire réussissaient.  Je marchai de long en large, mais si biscornues étaient les petites allées qu'elles m'obligeaient à une attention constante. A la fin je décidai de cesser le travail et de visiter plus sérieusement le château.

Cette visite me déçut. Je me rappelai l'ennui que m'avais donné autrefois le château de Langeais. Intérieurement le château Weyga rappelait celui-ci. Une trop grande unité de style le rendait fastidieux comme un musée d'ameublement. Je m'en retournais vers ma terrasse, regrettant un peu de ne pas avoir accompagné mon ami, quand le hasard des corridors me fit rentrer chez l'oncle. Le vieux seigneur était seul, étrangement immobile, me regardant de ses yeux tout à la fois amorphes et perçants.

Je m'excusai de ma méprise. Il ne répondit pas, mais il me parut que son regard, pour ainsi dire, s'accentuait, exprimant un courroux marqué et je m'empressai de sortir.

A la porte, je me heurtai au valet chevronné.

« -D'où venez-vous ? Me dit-il. Quoi ? Vous étiez chez Monsieur le Comte sans qu'on vous y eût invité ? (du coup il ne me parlait plus à la troisième personne). Aussi vous venez chez les gens pour espionner ! Je m'en doutais bien et j'avais détourné Monsieur le Vicomte de vous inviter. Au moins vous n'avez rien vu, vous n'avez rien remarqué ? »

Que voulait-il dire ? Sa fureur paraissait si vive que je préférai ne rien répondre, craignant de l'irriter davantage. Je me réservais de raconter simplement la chose à Heinrich de peur que le valet ne lui narrât quelque conte. Mais pourquoi ce mystère autour de ce moribond ? Qu'aurais-je pu remarquer ? Quelque chose d'étrange se passait que je me promis d'éclaircir.

Dès l'arrivée d'Heinrich je lui racontai la scène du vieux valet de chambre. Il m'en parut contrarié, mais ce qui m'étonna le plus ce furent les questions qu'il me posa. Je ne les aurais pas remarquées, si le valet de chambre n'avait mis mon esprit en éveil. Visiblement Heinrich tâchait de savoir si je n'avais rien vu. Il insistait exagérément pour savoir comment j'avais trouvé son oncle, si j'étais resté très longtemps, si la tâche bleue qui m'avait frappée s'étendait. Je lui répondis le plus simplement que je pus, lui expliquant que devant le courroux du vieillard j'étais sorti tout de suite. Heinrich me parut rassuré.

Par contre mon étonnement s'accrut quand j'appris que mon ami avait ramené de Munich le Docteur G. Je connaissais ce praticien de mauvaise réputation. Il avait été impliqué quelques années auparavant dans une affaire d'avortement longuement ébruitée : une jeune fille du monde que l'opération avait tuée. De mystérieuses protections (le Docteur G. était nazi) lui avait permis de sortir indemne du procès, mais, à juste titre, sa réputation avait souffert. Qu'avait Heinrich à se commettre avec un tel individu ?

Le Docteur G. repartit le soir même. Quand après son départ Heinrich vint me retrouver, il était visiblement libéré d'un souci. « Mon oncle va beaucoup mieux, me dit-il, j'ai eu très peur. » Je m'étonnais une fois de plus que mon ami fut si attaché à ce vieillard que naguère il ne pouvait supporter.

Pendant les deux jours qui suivirent, lors de mes visites à l'oncle, des soupçons me vinrent si pesants que je décidai d'éclaircir le mystère dont le vieillard était entouré.

Je profitai d'une courte absence d'Heinrich, et, par le même couloir détourné que la première fois, je gagnai la chambre de son oncle. Celui-ci était là, seul, me regardant de son regard fixe. Malgré son impression de colère je m'approchait très près de lui. Que sa peau était bizarrement parcheminée, elle avait le lustre d'une vieille reliure. Et qu'il était immobile ! Je croyais bien voir à le fixer que sa poitrine se soulevait rythmiquement, mais je n'en étais pas bien sûr. Je me rappelais d'ailleurs cette impression affreuse des veillées mortuaires, où le défunt semble constamment respirer. Je saisis la main du vieux Comte. Elle était froide et rigide. J'approchai plus encore. C'était bien un cadavre en face de quoi je me trouvai, un cadavre soigneusement momifié, les joues peintes. Une légère tige de métal soutenait sa mâchoire, et son dos était corseté d'une armature de fer.

Je m'éloignais avec horreur, reprenant le même chemin qu'en venant pour éviter le vieux serviteur, et je courus jusqu'à la chambre d'Heinrich.

« -Je sais tout, lui dis-je d'un trait. Ton fameux oncle n'est qu'un cadavre. J'ai vu la tringle qui le soutient, et le rouge dont tu le fardes. Et tu exploites les talents de tes valets pour la ventriloquie. C'est horrible ! »

Heinrich me regarda très pâle. « -Tais-toi, on pourrait t'entendre. Oui, c'est vrai, mon oncle est mort depuis trois ans et après tout j'aime mieux que tu le saches. La vie près de ce cadavre était trop horrible. C'était trop dur de feindre surtout avec toi. Je te dirai tout. Mon oncle est mort voici trois ans, mais avec mes frères nous avons décidé de cacher sa mort. En effet il est nécessaire qu'il survive à sa cousine la Graffin zu V.... Il en est le seul héritier, et s'il venait à mourir avant elle, toute la fortune de la vieille comtesse irait à l’État. C'est pourquoi, grâce à la complicité de quelques serviteurs et du Docteur G. depuis trois ans mon oncle se survit, soigneusement embaumé. Et depuis trois ans nous  jouons la même comédie macabre. Je monte la garde devant sa momie. Nous ne pensions pas que cela durerait si longtemps. La vieille Graffin paraissait sur le point de mourir. Nous pensions ne devoir dissimuler que quelques semaines. Mais depuis lors elle a rajeuni. Les soins dont nous entourons le cadavre de mon oncle la ressuscitent ! Maintenant dans son château de G. elle entretient la jeunesse dorée du pays. Voilà toute l'histoire, j'aime mieux que tu la connaisses, acheva-t-il. »

Je ne trouvais rien à dire à mon ami.

Les jours suivants, son aveu sembla l'avoir un peu délivré. Et il redevint le joyeux compagnon de jadis.

L'Anschluss, Munich, la guerre...peu à peu les événements me séparèrent de lui. Depuis, j'appris sa mort en Ukraine. On m'assure par contre que la Graffin zu V.... vit toujours.

 

 


1 Cette nouvelle a été écrite pendant l'occupation