DEUXIÈME PARTIE

Chapitre X

Depuis combien de temps Durtal est-il debout contre un mur ? Le temps n'a plus de mesure pour lui. Le temps, c'est d'abord une douleur qui l'a pris dans les tendons, qui a peu à peu remonté dans la jambe, a rayonné dans les cuisses, s'est étalée dans les reins. Le temps, c'est la crispation des épaules et puis ce nœud autour du cœur. Le temps, c'est la respiration de plus en plus douloureuse, les tempes qui battent et la nausée qui monte aux lèvres.

Les policiers ont bavardé de service, ont bu, ont joué aux cartes. Ils ont ouvert la porte. Un courant d'air froid a fait grelotter Durtal que gagne le fièvre. Maintenant il claque des dents. Un tremblement lui vient du ventre. Ils vont entendre ses dents claquer. Ils vont le battre encore.

Non...

« -Écoute, dit l'inspecteur à un des policiers, on ne va pas passer toute la nuit comme cela : mettons le dans le cagibi. Demain matin on reprendra l'interrogatoire. »

Le policier, sans brutalité, mène Durtal dans le « cagibi ». Il lui jette ses vêtements en vrac sur le sol, après avoir retiré la cravate et la ceinture, et referme la porte. Un peu de lumière arrive par un imposte au-dessus de la porte. Durtal est enfermé dans un cabinet d'à peu près un mètre sur un mètre  cinquante. Pas moyen de s'y étendre ! Tout un bric-à-brac encombre encore le réduit : un lavabo cassé, de vieux papiers, en tas dans un coin, encore un poêle de fonte, tout rouillé, des balais.

Durtal s'effondre sur le tas de papiers. Il voudrait mettre ses vêtements. Ses membres sont trop endoloris. Il pose comme il peut sa veste sur lui pour avoir moins froid.

Il tremble. Il tremble toujours. Il grelotte. Ses dents claquent. Elles claquent si fort qu'on doit les entendre de partout. Elles remplissent la nuit de leur grincement. Tout l'édifice en résonne.

S'il osait crier. Il devrait réfréner ce cri qui monte de son ventre. S'il crie, ils reviendront, ils le battront encore, ils le mettront debout.

Et puis Durtal sombre dans une demi-inconscience. Il est encore  dans l'avion qui les emporte vers la France, Marie et lui. Cet écœurement, oui, c'est cela... la traversée est mauvaise, l'avion secoue. Durtal a le mal de mer. Il s'est recroquevillé au creux de son fauteuil. Dans cet espèce de coma le poursuit la vision du métis. Non pas le Silas vaniteux, bouffi de prétention, qu'il a connu autrefois, mais le Silas des derniers jours, avec ses yeux nobles et tristes, son nez comme allongé entre ses joues creuses et qui pendent, ses joues bleues, imparfaitement rasées.

Et pourtant, comme ils furent bons, les premiers jours en France, après la colonie. Durtal et Marie avaient passé une quinzaine à Paris. Lui était extrêmement absorbé par les missions dont l'avait chargé le Gouverneur. C'est si difficile à faire comprendre dans une métropole, les besoins d'une colonie ! Marie parcourait les magasins. Elle semblait heureuse, détendue. Jamais elle n'avait plus reparlé des négresses. Tout cela semblait faire partie de la colonie, abandonné avec elle.

À la fin du jour, ils sortaient ensemble, goûtant ces merveilles presque oubliées : le printemps et le crépuscule. L'air divinement bleu s'étoilait de parcelles d'or. Les marronniers neigeaient leur floraison. Les Tuileries et les Champs-Élysées sentaient une bonne odeur de terre humide. Souvent Durtal et Marie suivaient les quais. Les peupliers y étaient aussi dorés qu'à l'automne. Paris, dans la gloire de ses palais, défilait devant la Seine. Il faisait doux. Tout le monde flânait, rêvait. Dans un pays où personne ne vous connaît, les amoureux marchaient tranquillement enlacés.

Puis ils étaient repartis pour Noirmoutier. Durtal y avait retrouvé les plaisirs de son enfance, et, avec eux, comme une espèce d'innocence. Marie et lui pêchaient ou plutôt chassaient la crevette. Ah ! les matins précis sur la mer ! Azur dans le ciel, azur sur l'eau et seules quelques voiles blanches. Les flots luisants et lisses comme un immense satin, la côte lointaine flottant entre le ciel et la mer, le paysage était une coupe de silence. Ils chassaient de mare en mare les crevettes, les poussant vers leurs filets bleus. Parfois ils restaient assis sans rien dire, tout à la torpeur d'un soleil qui ne brûle pas, abandonnés à cette nature sans maléfices.

Le bonheur avait duré deux mois. L'affaire Silas était aussi irréelle pour Durtal que les tornades des Tropiques, relégués là-bas dans la Colonie. Il n'y pensait presque jamais. Une fois même Marie et lui étaient entrés dans une chapelle d'ordinaire fermée, une pauvre chapelle tout nue avec deux ou trois vilaines statues de plâtre et des vases or et blanc pleins de fleurs artificielles, de fruits en coton et de feuillages de cuivre. Au mur, une image avait attiré le regard de Durtal. Où l'avait-il vue ? Ah ! oui, à la colonie. Ce jour où plein d'angoisses il était entré à l'église. Mais à présent ce visage ne lui disait plus rien, malgré ses yeux nobles et tristes. Ce n'était plus pour lui qu'une bizarre photographie. « La Sainte Face du Suaire de Turin », lut-il sous l'image.

°
 ° °

Deux mois de simple bonheur, et puis il avait reçu une lettre de la colonie, une lettre d'Orrac. Elle lui contait tous les potins. Après l'avoir lue, Durtal la tendit à Marie. Celle-ci prenait plaisir à toutes ces petites histoires. Durtal sentit sourdre en lui une irritation. Avec cette lettre remontait par bouffées la vieille angoisse : qu'était-il advenu de Silas ? Durtal éprouvait une sorte de remords ; depuis deux mois il n'y avait plus pensé ! Cet oubli lui semblait avoir aggravé le sort du métis. C'était un abandon, une désertion.

Le même courrier contenait une lettre du Père Aupois. La dissimulant à Marie, Durtal monta la lire sur la dune.

Après quelques indications sur ses travaux, le Père écrivait :

« ….Je sais que vous vous êtes intéressé à Silas et que vous avez tenté de le sauver. Hélas ! vingt-quatre heures après votre départ le métis a été arrêté. Je crois que la police n'a pas eu la main particulièrement douce avec lui.

« Un peu en souvenir de vous, je suis allé le voir. J'y ai éprouvé quelques difficultés. On prétendait qu'il était au secret. En haussant le ton j'ai réussi quand même à passer, tempêtant et menaçant d'en appeler au Gouverneur. Je suis, vous le savez, aumônier de la prison.

« J'ai trouvé ce malheureux Silas dans un triste état et j'ai compris pourquoi on ne voulait pas que j'entre. Voilà trop longtemps que je fréquente cette prison pour m'émouvoir encore de sa misère. Chaque fois que j'en reviens, je suis couvert de vermine. Pourtant j'ai été vraiment ému de l'état dans lequel j'ai trouvé Silas. Il a tant maigri que ses yeux paraissent, comme disent les bonnes femmes, manger sa figure. Sur son visage, la trace des coups était visible. Contre tous les règlements, on l'a entravé. Quand j'ai protesté auprès du directeur de la prison, celui-ci m'a répondu que le métis voulait se suicider ; mais je n'en crois rien. Je compte en parler au Gouverneur. Malheureusement notre brave Gouverneur n'a pas grand souci de la personne humaine.

« Le métis m'a dit qu'on l'avait horriblement battu, sans même qu'il sache pourquoi ; on ne lui a demandé aucun aveu.

« Tout cela est bien triste. Que le monde serait beau si les hommes avaient seulement un peu d'amour !

« A peine étais-je rentré à la Mission que j'ai reçu la visite d'Armand Durand-Fouques. Visiblement il était préoccupé de ce que le métis avait pu me dire. En quoi Durand-Fouques est-il mêlé à toute cette affaire ? Je n'en sais rien, mais sa sollicitude était louche. Il était inquiet. Cela ne l'empêchait pas de dresser avantageusement sa tête au-dessus de sa grosse poitrine et de chercher désespérément autour de ma case une glace où il pût se regarder.

« Je l'ai laissé dans une complète incertitude sur ce que m'avait dit ou ne m'avait pas dit Silas. Aussi s'est-il lancé dans une explication affreusement embrouillée où les constructions du port étaient mêlées à des affaires d'arachides. Je n'y ai rien compris, mais je livre ces confidences à vos méditations.

« Durand-Fouques est d'ailleurs maintenant passionné de l'agrandissement du port, après en avoir été l'adversaire. Il a organisé un Comité – dont il est bien entendu le président ! - Il ne décolle plus de chez le Gouverneur ; ce qui ne l'empêche pas de se répandre en plaintes contre lui... mais parce que le Gouverneur ne remue pas assez la rue Oudinot pour activer les constructions du port. Cela est bien incohérent.

« Tout le monde vous regrette ici et on attend avec impatience votre retour. Mais, avant de nous revenir, reposez-vous bien. Ne vous préoccupez pas de votre travail. Didelot remplit convenablement son office et applique vos méthodes. Vous retrouverez tout comme vous l'avez laissé.

« Votre maison sert en ce moment pour loger des personnalités de passage. J'espère que les collections de Madame Durtal ne leur donnent pas le cauchemar.

« A bientôt, cher Monsieur Durtal, ne nous oubliez pas complètement et croyez à mes sincères sentiments d'amitié. »

P. Aupois

prêtre

« PS Je vous fait porter cette lettre par un missionnaire qui rentre en France ; la police ne la lira pas. »

Devant Durtal la mer s'étend merveilleusement calme, si lisse que s'y reflète les balises et les rochers. Dans l'air candide les maisons ont l'innocence de jouets d'enfants. Aucun nuage au ciel, aucun son n'altèrent l'immobilité du matin. Si pur le silence qu'il semble à Durtal que d'un bout à l'autre de la plage on entendra battre son cœur. Quelle angoisse a provoqué cette lettre !

Les deux mois de repos sont abolis soudain. À la vieille anxiété s'ajoute un sentiment de culpabilité et d'impuissance. « - Pourquoi suis-je parti ? » se dit Durtal. « Pourquoi ai-je laissé Silas en proie aux policiers ? Si j'étais resté à la colonie j'aurais pu le défendre. »

En vain se répète-t-il qu'il a quitté la colonie par ordre : le Gouverneur n'est pas homme à admettre qu'on discute. Si vive est l'angoisse que Durtal a l'impression que Silas souffre à cause de lui... à sa place du moins.

Et puis que faire ? Comment à présent venir en aide au métis ? En quelques minutes des plans absurdes se succèdent dans son esprit. Repartir immédiatement pour la colonie ? Alerter le ministère ? Engager une campagne de presse ? Mais qui s'intéresserait jamais à un métis indéniablement coupable ? Maintenant que le Gouverneur a gardé le billet de Durand-Fouques, aucune preuve ne reste contre celui-ci. Toute campagne serait immédiatement étouffée.

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° °

Durtal grelotte sur son lit. Une terrible crise de paludisme l'anéantit. Et tout, autour de lui, se peuple de fantômes. Silas est là ; il est entré dans la chambre, silencieux comme toujours. Personne ne l'a vu venir. Personne n'a pu l'arrêter. Pourquoi est-il là ? Pour se plaindre ou pour se venger ? Il ne dit rien, mais il écarte son pagne et sa chemise, dénude un corps ensanglanté par les fouets – un corps vraiment décharné, avec au côté gauche une profonde plaie. Il présente à Durtal des mains et des pieds troués. Son visage porte de profondes entailles. Son visage ? Exactement celui que Durtal a vu dans les églises, avec cette même expression de noble reproche.

Et Durand-Fouques est là aussi. Et le Gouverneur. Ils sont dans la chambre, tous les trois, penchés sur le lit de Durtal. Et Durtal apostrophie Durand-Fouques. Il voudrait lui hurler sa haine. Et puis il le supplie de se dénoncer. Mais les mots s'étranglent dans sa gorge. Ils ne dépassent pas le rebord des lèvres.

Et Durand-Fouques rit. Il rit. Il rit. Et le Gouverneur rit aussi : « La chicote, c'est un bon moyen, dit Durand-Fouques. Vous voyez bien qu'il fallait prendre la chicote. Vous voyez bien qu'il fallait s'en servir. - Moi, je n'en sais rien, je ne veux pas savoir, répète le Gouverneur. Et tous deux éclatent encore de rire, pendant que Silas hurle et qu'il appelle Durtal.

Durtal veut se lever. Il va partir pour la colonie. Tout de suite, tout de suite. Mais la colonie est pleine de négresses. Elles le retiennent sur son lit. Elles l'y attachent. Elles le serrent. La chambre est plein de négresses, de négresses toutes nues qui singent les gestes de la copulation. Le Gouverneur et Durand-Fouques se prennent par le bras, et ils dansent ensemble autour du lit de Durtal.

Et tous battent Silas. Durtal voudrait les arrêter. Mais ils le tiennent sur le lit. Il voudrait appeler. Impossible. Aucun son ne sort de sa gorge.

Et puis Durtal ne voit plus que les yeux de Marie. Deux yeux agrandis, sans visage. Deux yeux immenses, pleins d'angoisse, si grands qu'on ne voit plus rien d'autre.

Et les yeux aussi s'éteignent, disparaissent. Seuls demeurent le métis, et son regard plein de reproche.