III

« Marie ! Marie ! »

« Coucou, maman ». Une petite voix sort de derrière les jarres à huile.

« Je t'ai fait une bonne farce, dis, maman ? »

« Que tu es polissonne de me faire ainsi toujours des farces ! Je t'ai bien cherchée cinq minutes. »

Anne étreint sa fille. Les boucles brunes caressent ses bras nus. Marie enfouit sa tête au creux de l'épaule.

Dehors la haie d'hibiscus vibre éclatante. L'air frémit de soleil. Le ciel brasille.

« Tu vas m'aider à préparer le déjeuner de ton père ».

Anne ne se lasse pas de regarder dans les yeux de sa fille. Marie est jolie, bien que son visage n'ait rien de particulier, hors ses yeux. Ses yeux, ils ne sont pas très grands et leur brun est banal, mais ils ont gardé l'insoutenable candeur des yeux des tout petits enfants. On dirait qu'ils regardent pour la première fois le monde. On dirait que rien ne s'y est encore miré. Deux gouttes du silence primordial, l'ultime reflet de ces eaux où avant la création nageait l'esprit.

Anne a peur quand elle voit les yeux de sa fille. Marie est à la fois joyeuse et tranquille pourtant ; une petite fille comme toutes les autres, plus espiègle peut-être, plus insouciante. Mais Anne se sent brûler sous son regard...

Ensemble la mère et la fille disposent la table. Marie veut toujours qu'on y mette des fleurs. Anne n'ose pas s'y refuser. Elle en est un peu choquée : les Pauvres de Yahweh lui ont appris à se détacher de tout. Et puis, dans ce ménage laborieux, on n'apprécie pas ce qui semble inutile. Anne se demande parfois si Marie n'aurait pas un léger penchant à la vanité ou au luxe. Pourtant Marie ne dispose que des fleurs simples sur la table, et elle préfère à tout autre un pot de terre brune, sans ornement. Aujourd'hui elle a rapporté des lys des champs, à l'or veiné de pourpre. Dans la maison qu'éclaire seule la porte ouverte, ils étincellent.

- « Où donc as-tu cueilli ces fleurs ?... »

- « Dans le champ de Simon, le cordonnier. Il lui en pousse plus que de blé ».

- « Tu y étais seule ? »

- « Oh non ! Toute la bande était là : l'autre Marie, et Marthe, et André, et Jacques ; Nathanaël aussi, avec son frère, le petit David. Ils ont rapporté de grandes bottes de ces lys ».

Anne n'aime pas beaucoup l'autre Marie, ni Nathanaël. Elle ne comprend pas pourquoi sa fille préfère ces enfants assez peu sages au petit Jude et à Sarah, des enfants tellement mieux élevés ! Chose curieuse, Nathanaël et David, très querelleurs, ne se battent jamais quand ils sont avec Marie.

- « Vous êtes encore montés dans les arbres ? »

- « Non, aujourd'hui nous sommes allés à la mare. Il faut en profiter tant qu'elle n'est pas encore sèche. André a fabriqué un bateau ; un bateau tu sais, avec deux voiles croisées, comme sur le lac. Malheureusement l'eau n'est pas propre et j'ai un peu sali ma robe ».

- « O Marie ! Quand seras-tu raisonnable ? »