Politique

Entente régionale et union française

L'activité nationale et internationale 15/10/1950

 

Les Français manquent de sensibilité pour tout ce qui touche à l'outre-mer, oubliant que sans ce qu'on appelait naguère l'Empire, leur pays ne serait plus qu'une puissance de troisième ordre. Sinon n'eussent-ils pas vivement réagi quand, au mois de septembre, l'Angleterre commit l'incorrection (pouvons-nous user d'un autre mot) de convoquer à une conférence du Sud-Est asiatique, TENUE A LONDRES, nos États associés du Vietnam, du Laos et du Cambodge, sans nous inviter nous-mêmes ? Le gouvernement a protesté mais sauf un article du « Monde », relégué en cinquième page, la presse est demeurée coïte. Si la Grande-Bretagne n'avait pas misé – hélas ! Justement – sur notre absence de réaction, eussent-ils si ouvertement sacrifié et notre droit et nos intérêts au désir évident et manifesté du Pandhit  Nehru que nous soyons évincés de tout ce qui touche l'Asie ?

Invitation omise, sans doute, mais plus encore. Ce petit événement met en lumière un des graves problèmes que les Français, s'ils se dégageaient un peu mieux de leurs soucis immédiats, auraient à résoudre  : l'attitude et la position de l'Union Française en face des ententes régionales qui se constituent un peu partout. Il s'agissait à Londres d'une Conférence régionale du Sud-Est asiatique. Des regroupements de cette sorte, il s'en produit un peu partout dans le monde. Nous aurions mauvaise grâce à nous en plaindre. On peut dire que la France a toujours été la promotrice du régionalisme international. Déjà au temps de la SDN, mais encore plus à l'ONU. N'est-ce pas sa délégation qui, à la Conférence de San-Francisco, a fait inscrire dans la charte les dispositions qui rendent possible les réalisations de ce régionalisme ? N'est-ce pas, depuis lors, une initiative de M. Georges Bidault, alors ministre des Affaires étrangères, qui a permis la création du Conseil de l'Europe ? Plus récemment encore, le projet Schumann de pool charbon-acier, s'inspire de ce régionalisme. Ne le regrettons pas : nous sommes en présence d'un courant naturel de l'Histoire, et la plus grave erreur pour nous serait de ne pas le suivre. Sous l'impulsion de la vitesse le monde a comme changé de forme. Il a, oserai-je dire, rétréci. On va plus vite de Paris à Madagascar que voici cent ans de Paris à Lyon. Le résultat : un pays comme la France, grande puissance classique du XIXe siècle, n'est plus à l'échelle. Force est, en face des pays du XXe siècle, des pays « en forme de massue et de casse-tête » dont parle Paul Morand dans « Rien que la Terre », de procéder à des regroupements. L'évolution économique rend également des regroupements nécessaires : ils permettent les grands marchés indispensables à la production moderne, donc à l'élévation des niveaux de vie. En même temps, leur caractère limité empêche qu'ils heurtent trop de front les nationalismes dont la reviviscence est un des faits psychologiques de notre époque. Voilà  pourquoi, en ce qui nous concerne, nous sommes ardemment convaincus de la nécessité d'une Europe Unie et du caractère sain des ententes régionales qui, un peu partout, dans le monde, se constituent.

On l'ignore trop : le Conseil de l'Europe n'est qu'une des ententes régionales en voie de se former et leur présence est une raison de plus pour hâter la création d'une Europe Unie. Sinon, nos pays d'Occident, morcelés, seront encore moins à l'échelle du monde. Voici l'Union panaméricaine, mouvement déjà ancien, mais surtout des formations plus jeunes et plus actives. Les pays du Moyen-Orient s'efforcent de se regrouper. Les séquelles de l'Affaire palestinienne ont fait éclater la Ligue arabe, mais les souverains Hashémites préparent la Grande Syrie, avec les bénédictions anglaises, tandis que le Pakistan lance l'idée d'une fédération musulmane. Certains de ces regroupements ont déjà un caractère officiel, telle la Conférence des Mers du Sud, dont le siège est en Terre française, à Nouméa. Parfois dans la même région s'établissent des mouvements parallèles, ainsi à côté de la Conférence des Indes occidentales les efforts que déploient  en vue d'une fédération caraïbe, non sans hostilité l'une pour l'autre, Haïti et Saint-Domingue. Ne parlons pas des nombreuses conférences asiatiques convoquées par l'Union Indienne. Enfin, au cours de l'été un travailliste britannique, M. Mac Kay a déposé devant le Conseil de l'Europe un projet d'États-Unis d'Afrique, expression d'ambitions britanniques déjà exprimées à la « Conference of Legislative Counsellors » de Londres en octobre1948 et à la Conférence de Victoria Falls en février 1949.

Comment concilier cette fédération ou confédération à caractère géographiquement universel ; l'Union Française, avec ce foisonnement de mouvements fédératifs à caractère géographiquement circonscrits ? Nous ne pouvons, pour des raisons vitales, renoncer ni à l'une ni aux autres. La conciliation s'impose donc à nous. Et ici, les Anglais nous montrent la voie. Cette conférence dont ils nous ont évincés était une conférence régionale asiatique. L'Angleterre y était présentée à côté de ses dominions, adoptant ainsi la solution qu'elle s'appliquait à nous refuser. La solution c'est, en effet, que l'Union Française, comme telle, entité indissoluble, soit en partie à chacune des organisations régionales où une de ses composantes est géographiquement intéressée. La formule pourra varier du double accréditement (cette innovation juridique  si intéressante des traités du 8 mars), à la présence d'une délégation française à côté des délégations directement en cause (ainsi en fut-il à la Conférence de Colombo). Ne soyons ni trop rigoureux, ni trop cartésiens quant aux moyens d'application. Demeurons au contraire fermement attachés au principe. C'est ainsi qu'on peut regretter qu'au Conseil de l'Europe, l'Assemblée de l'Union Française ne soit pas représentée dans notre délégation. Sa présence eût signifié la participation de toute l'Union Française.

Notre souci n'est pas académique. Trop de ces mouvements régionaux ont vis-à-vis de nous un caractère d'hostilité. Trop d'impérialismes menacent l'Union Française qui peuvent utiliser ce biais pour l'atteindre. Le mal ne serait pas grave si les Français avaient une sensibilité d'Union Française, un réflexe défensif d'Union Française analogue à celui des Anglais pour tout ce qui est « british ». Cette sensibilité, ce réflexe, ne les acquerront-ils pas enfin ?