L'Islam peut-il résister au Communisme

Un Islam sans dieu

Telle est la crise interne de l'Islam : elle prend source dans la perte de foi. Une apostasie qui n'est pas sur les lèvres mais dans les cœurs. On confesse une religion qu'on ne professe plus. On parle de Dieu, mais on ne l'adore plus. On invoque son témoignage, mais on n'a cure de le prier. Allah n'est pas seulement mort : il est enterré sous sa religion.

Dans un système où, comme dans l'Islam, tout se tient, rien ne disparaît sans entraîner la perte totale. La tradition s'est effritée, avec elle la hachouma, mais la hachouma était référence à Dieu25...D'autres causes : citons encore Malek Bennabi : « L'idéal islamique, idéal de vie et de mouvement, a sombré dans l'orgueil et particulièrement dans la suffisance du dévot qui croit réaliser la perfection en faisant ses cinq prières quotidiennes sans essayer de s'amender ou de s'améliorer : il est irrémédiablement parfait – parfait comme la mort et comme le néant. Tout le mécanisme psychologique du progrès de l'individu et de la société se trouve faussé par cette morne satisfaction de soi. Des êtres immobilisés dans leur médiocrité et dans leur imperfectible imperfection deviennent ainsi l'élite morale d'une société où la vérité n'a enfanté qu'un nihilisme »26

Nous sommes trop frères des musulmans, en Abraham notre commun père, pour que cette page ne nous soit pas cruelle. N'est-ce pas un drame pour chacun de nous qu'une apostasie envers un Dieu qui est quand même notre Dieu. Allah n'est qu'un autre de nom de notre Père. Mais le fait est là : l'Islam, surtout l'Islam malékite qui règne en Afrique du Nord, s'est enfermé dans son juridisme. Il a refusé l'amour. Il a préféré la lettre et lui a donné valeur d'absolu. Portée à l'absolu, la lettre tue toujours.

Islam immobile dans un monde en fusion. « Depuis l'époque des grandes controverses théologiques c'est-à-dire depuis le XIIe siècle environ, la doctrine musulmane est restée étrangement pareille à elle-même... Cette religion sans clergé présente un étonnant exemple de conservatisme. »27 Aujourd'hui ce moule inchangé est trop exigu. Impossible d'admettre ce corps de doctrine, mais avec lui l'idée même de Dieu vacille. Elle ne vacille que par son inexactitude mais elle vacille.

Dieu est souverainement libre, mais l'Islam lui prête en plus l'arbitre d'un potentat. Dieu est cause première de tout l'univers : un musulman en fait en plus la cause immédiate et directe de tout événement. D'où l'exclusion, dans sa vision du monde, de tout rapport de cause à effet, et donc de l'idée même de loi scientifique (Gibb appelle cela : son caractère atomistique)28. Ce qui s'est produit peut toujours ne pas se produire. En Ramadan on constate quotidiennement la venue de la nuit : elle pourrait n'avoir pas lieu ; la nuit ne tombe que si « Dieu le veut ».

Seulement, le jeune musulman vient dans nos écoles. Il fréquente nos facultés. Il apprend et vérifie les lois scientifiques, ces lois qui régissent la matière. Il ne peut les contester. « Ce n'est pas « Si Dieu veut » qu'un bidon d'essence prend feu au contact d'une flamme subitement allumée, etc..., c'est inéluctable. »29

Et voilà en lui l'idée même de Dieu vaincue, et vaincue par la matière. Les lois de la matière ont détruit Dieu en lui. Dès lors elles demeurent seules. Le matérialisme est pour lui une « enivrante tentation ». Autant dire : « voilà le processus qui le mène au marxisme. Autant dire : voilà le processus qui le mène au communisme ? Dès lors que la foi meurt, entre l'Islam et lui les voies ne sont plus divergentes.

Ce processus ne peut que s'accentuer au fur et à mesure que le nationalisme des peuples musulmans est satisfait. Je sais bien qu'il n'est jamais satisfait, et qu'à peine comblé il se mue en impérialisme. Nasser veut coloniser toute l'Afrique. Bourguiba réclame le Maghreb en son entier. Allal el Fassi revendique la Mauritanie et ne cède qu'avec peine Poitiers. Malgré tout, le nationalisme qui, un temps, avait paru un dérivatif au trouble de l'Islam, s'avère plein de déception. Le nationalisme ne peut combler longtemps le vide métaphysique creusé par la perte de la foi. Il s'y use. A peine commence-t-il d'être satisfait, il perd les dimensions d'une foi pour se réduire à celles d'une politique. Et le vide métaphysique reparaît. Ce vide exige, pour être comblé, une religion à son ampleur. Or la religion de la terre, cette grande confusion islamique du temporel et du spirituel, cette grande confiscation du spirituel par le temporel, le marxisme soviétique est là. Ses missionnaires, nous l'avons dit, sont à pied d’œuvre.

Ne nous leurrons pas. Entre l'URSS et nous : rien. Le vide d'une Inde misérable, le vide d'un Islam qui, laïcisé, vire d'heure en heure vers le communisme. Le danger communiste n'a jamais été si près. Il est là.

X

X X

Tout événement politique, aujourd'hui, n'est qu'un reflet d'un drame métaphysique. On croirait que le communisme se nourrit de tout ce qui se dégrade dans les religions de la Bible. Il s'alimente à une Révélation inversée. Il s'institue l'héritier abominable des promesses que nous refusons. Il est la foi qu'édifient nos manques de foi. L'islam est aujourd'hui seulement plus menacé que nous : en première ligne. Il nous couvre, mais cette défense est illusoire. Ou nous retrouverons notre Foi, et la montagne communiste se déplacera ; ou des débris même de cette Foi se bâtira une Babel soviétique à l'échelle de toute la terre.

 


25 Voir Bonjean, op. cit., page 38

26 Bennabi, op. cit. page 77

27 Le Tourneau, L'Islam contemporain, Semaine sociale de Lyon, 1948, p. 110

28 Gibb, Tendances modernes de l'Islam.

29 A propos de l'islam, Information du Vicariat aux Armées, n°18, avril-mai 1956, p. 3 V. Tentation « enivrante » mais génératrice d'espoirs. Il suffit de lire la jeune littérature maghrébine : Driss Chaibi, Mouloud Ferraoun, Mohammed Dib etc...