Sous le signe de l'Islam, le Moyen-Orient trouvera-t-il son unité ?

Les deux unités de l'Islam

Et pourtant un tel mouvement politique ne peut pas être sans lendemain. La Ligue arabe existe et des hommes ont intérêt à justifier son existence. Dans un univers rétréci, travaillé par des efforts de regroupement, l'Islam est, on doit le reconnaître, un catalyseur d'unité autrement plus puissant que l'idée européenne – pour ne prendre que celle-ci comme exemple.

Seulement, l'Islam est un monde en plein travail, c'est-à-dire un monde en pleine confusion. Nous avons vu la contradiction entre l'unité musulmane et les nationalismes. A l'intérieur de chaque frontière, autre contradiction – encore plus virulente – le heurt des générations. Les féodalités analphabètes et les jeunes couches évoluées s'opposent avec violence.

C'est un chaos. Qu'en sortira-t-il ? L'unité, c'est probable. Mais laquelle ? Car deux unités s'offrent aux pays d'Islam.

La première, la plus simple. Celle que lui propose l'URSS et vers laquelle il se précipite. Sans doute est-ce un slogan très répandu que la divergence irréductible entre l'Islam et le Communisme. On oppose le spiritualisme fondamental des musulmans au matérialisme stalinien. Hélas ! Aucun des spiritualisme orientaux ne sera une barrière au communisme, et le matérialisme capitaliste qui, non sans une inconsciente simonie, compte sur eux, sera déçu : Moscou a su mettre une sourdine à la propagation de sa doctrine. Les Russes ne jouent plus, et nous l'avons dit, que la carte nationaliste. D'autre part, ils ont répandu la croyance qu'ils respectaient l'Islam chez eux. Ils se donnent le visage d'une sorte de fédération où des États musulmans jouissent d'une pleine liberté. La réalité est différente. De temps en temps, la presse soviétique elle-même éclaire d'un jour assez particulier la sorte de liberté religieuse dont il s'agit. Le Professeur Charles-André Julien en a parlé dans une intervention mémorable à l'Assemblée de l'Union Française. Nous-mêmes avons eu l'occasion de faire connaître certain article d'un journal Uzbeck, qui appelait à l'assaut de la religion musulmane les jeunes de ce pays. Mais il est évident que de tels articles on n'a pas connaissance au Moyen-Orient. Bien au contraire, l'Union Soviétique lâche sur cette région des vols de propagandistes caucasiens, d'origine et d'apparence musulmane, qui viennent y vanter les bienfaits de l'Islam soviétique.

Et puis, combien de jeunes au Moyen-Orient ont vraiment la foi ? Or, quand un musulman perd la foi, bien des observateurs l'ont noté17, il a toutes chances de devenir communiste. Le spiritualisme s'efface, mais demeure ce qui rapproche l'Islam du Communisme : l'anticapitalisme, une idée de « confraternité » assez proche de la camaraderie marxiste. Surtout, l'Asiatique est désormais profondément conscient de deux faits : 1° que son pays est pauvre ; 2° que la Russie qui était pauvre, est devenue riche18. L'exemple de l'URSS est pour lui irrésistible. Avec son planisme, elle détient la panacée qui le guérira de ses maux. Et ne lui dites pas qu'il y perdra sa liberté. La liberté, les foules faméliques de l'Asie ne l'ont jamais connue. Nouvel Esaü, elles troqueront sans peine cette espèce de droit d'aînesse contre n'importe quel plat de lentilles.

Ajoutons encore, pour la politique russe, une autre cause d'efficacité : la correspondance étroite entre la nature même de l'Islam (religion qui, par la confusion du temporel et du spirituel, est un totalitarisme) et la nature du stalinisme. On n'a pas eu tort d'appeler Moscou « la Mecque rouge » : même absolutisme, même insouciance empirique quant au choix des moyens, même exigence d'une subordination qui, dans un cas comme dans l'autre est la caractéristique essentielle. Le Géorgien Staline avait bien des siècles d'Islam derrière lui, avec quoi il a modelé le tuf asiatique de l'URSS.

Ainsi l'unité du Moyen-Orient, sinon l'unité de l'Islam, peut être réalisée par Staline. Tout au moins avec son appui. Inutile de dire, et le Président Uzbeck est là, que cette unité serait la mort de la religion musulmane partout où elle s'étendrait.

Mais alors ?

Alors il importe de distinguer. Le Moyen-Orient peut connaître bien des vicissitudes. Elles peuvent ne pas empêcher une unité beaucoup plus profonde de l'Islam – à condition que celui-ci s'impose un effort de renouvellement. Je sais combien le modernisme de ce dernier mot peut effrayer des religionnaires aux yeux de qui toute la vérité a été révélée d'un seul coup dans le Livre, sans aucune possibilité de développement du dogme. Et pourtant, on se demande si dans une civilisation aussi logique que cette civilisation moderne où l'Islam baigne qu'il le veuille ou non, existe une chance de survie pour toute religion qui ne fait pas la distinction du spirituel et du temporel. Sans doute est-ce également  une des grandes faiblesses de l'Islam qu'il confonde sans cesse l'unité politique et l'unité religieuse. Ainsi est-il amené à rechercher même l'unité religieuse contre quelque chose, à la façon dont on tente de réaliser une unité politique, et non de façon positive. Mais surtout nous voulons parler d'un effort de renouvellement moral. C'est l'erreur presque extravagante de certains arabophiles contemporains de prendre l'Islam d'aujourd'hui pour celui des Soufis et de traiter l'horrible ramassis analphabète et féodal du Moyen-Orient avec cette qualité de respect que mériterait seul un Islam rénové. Mieux vaut, quitte à d'abord les blesser, révéler aux jeunes Orientaux ce qu'à travers leurs aspirations confuses et violentes ils cherchent de toute la ferveur d'une âme agrandie par des siècles d'adoration et désormais même s'ils s'imaginent encore croire en Lui, vide de leur Dieu.

Alors quand il aura fait cet effort sur lui-même, l'Islam trouvera cette unité dont chaque appel du Muezzin éveille en lui la nostalgie. Alors, mais alors seulement, les intrigues des puissances cesseront d'avoir prise sur lui. Alors, mais alors seulement, disparaîtront les causes, à lui-même congénitales, de sa division. Mais nous voilà très loin des méthodes des « frères musulmans » et de la contagion d'assassinat qui est désormais l'expression la plus visible de la politique au Moyen-Orient. En attendant et probablement pour bien longtemps, les titres des journaux continueront de tomber les uns sur les autres. Probablement pour longtemps aussi, les puissances intrigueront, et les peuples arabes, dans les manifestations même de leur indépendance, ne seront que des pions poussés par elles. Dans cette espèce de duo entre l'appel transcendantal du Muezzin et les clameurs de la politique, quelle voix sera la plus forte ?...


17 Voir en particulier Philippe Tollu, Intrigues au Moyen-Orient, Le Monde Français, janvier 1951 et Hans Fleig, L'Islam et le Communisme, Die Tat de Zürich, 30 mai et 1er juin 1949

18 Voir, sur ce point, un article lumineux paru dans « L'Economiste » du 20 décembre 1950. Voir aussi le petit livre de M. Tibor Mende que nous avons déjà cité : La révolte de l'Asie.