Sous le signe de l'Islam, le Moyen-Orient trouvera-t-il son unité ?

Les intrigues des grandes puissances

Mais ceci nous amène à étudier un nouveau facteur qui joua à la fois pour et contre l'unité islamique : la rivalité des Grandes Puissances.

Un peu partout dans le monde, de l'Indonésie au Maroc et au Sénégal, l'Islam s'étend sur des positions stratégiques, mais plus spécialement son noyau du Moyen-Orient, situé au point d'intersection de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique. Surtout le Moyen-Orient détient 43,3% des réserves mondiales de pétrole. Proportion plus impressionnante que cette région si riche est en même temps faible consommatrice.  Elle exporte presque entièrement une production qui ne représente par an qu'un épuisement de 1,14% de la réserve, alors que les États-Unis qui n'exportent pas épuisent leur réserve à raison de 9,25% par an. Cette richesse est d'autant plus susceptible d'exciter les convoitises que les États-Unis et l'URSS manquent l'un et l'autre de pétrole. Les États-Unis  produisent à l'intérieur de leurs frontières 270 millions de tonnes par an, soit plus de la moitié du ravitaillement mondial, mais ils en consomment plus de 300 millions11 . La consommation de l'URSS est de l'ordre de 30 millions de tonnes par an soit à peine le huitième des États-Unis mais à travers la presse soviétique on sent la difficulté que ce pays éprouve à les obtenir tant à l'intérieur de ses frontières qu'auprès de ses satellites. Le développement de la Chine communiste ne peut qu'accroître cette difficulté : la Chine n'a pratiquement aucune réserve de pétrole et risque en s'industrialisant de devenir consommateur.

Mais ramener l'intervention des puissances au Moyen-Orient à la rivalité des « plus grands » serait une erreur. Celle-ci s'est brochée récemment sur de vieilles intrigues. La principale intervenante en terre d'Islam, c'est la Grande-Bretagne. Quand pendant la guerre, M. Churchill a vu tout à la fois les ruines s'accumuler sur elle et l'Empire victorien consommer sa perte, il a cherché un nouvel équilibre pour son pays. Ainsi, après des démêlés homériques avec Roosevelt, s'est-il fait attribuer la Ruhr. On connaît l'avenir de cette « possession ». Parallèlement, il a voulu créer un Empire de remplacement. La constitution d'une sorte de grand dominion islamique, qui de la Méditerranée au Golfe Persique reprendrait la vieille route terrestre des caravanes et du Berlin-Bagdad pour doubler et éviter le vulnérable canal de Suez. Ainsi s'explique l'appui donné par M. Eden à la naissante Ligue Arabe. Jeu en apparence simple, mais que contrarie la nécessité de garder en main l’Égypte grâce à la Cyrénaïque et au Soudan, sans compter le désir de raccorder en un même système stratégique ce dominion oriental et l'espèce de « réduit » que la Grande-Bretagne organise des Rhodésies au Kenya. Si bien que l'intervention britannique passe par de curieuses alternatives. Elle provoque la Ligue Arabe, mais elle soutient les Hachemites contre les Wahabites. Elle travaille à l'unité du Moyen-Orient, mais elle en entretient par ses intrigues le Balkanisme en particulier dans la péninsule arabe. En fait, cette politique n'a qu'une ligne dominante : l'éviction de toutes les autres puissances. La France en fut la première victime en 1943. Depuis lors, Albion veille que nous ne reprenions pas pied au Moyen-Orient, et si en 1949 elle a dû concéder aux Américains que le Liban soit zone d'influence française du moins s'est-elle absolument refusée à l'accepter pour la Syrie. Le sort du maréchal Zaîm a montré que la Syrie ne nous est, en effet, toujours pas accessible. Mais la France n'a pas été la seule qu'à Londres on ait voulu évincer. Les États-Unis eux-mêmes, l'Angleterre a lutté contre eux jusqu'à ce 14 septembre 1949 où un modus vivendi a été établi.  Par un curieux retournement, l'Anglo-Iranian a sans doute payé la trop grande durée de cette rivalité. Quant à l'URSS, n'en parlons pas...

« Peut-être la rançon de l'extrême souplesse des « politiques de rechange » britanniques que de n'avoir su nulle part en Orient créer la stabilité »12. Cette phrase résume assez bien le désordre que dans son exclusivisme la Grande-Bretagne a créé. Y remédier fut le principe essentiel des États-Unis. Ils ont un intérêt majeur à maintenir la paix dans cette région. Leur responsabilité dans la paix du monde leur fait éprouver quel vide aspirant tout désordre du Moyen-Orient peut créer. Et puis nous avons dit leurs intérêts pétroliers.

Malheureusement leur politique n'est pas toujours conforme à leur volonté de paix. Pour défendre ces intérêts pétroliers, ils ont été amenés à soutenir leur client Ibn Séoud contre les Hachemites. A ce point de vue la politique américaine joue certainement contre l'unité du Moyen-Orient. Surtout, et peut-être ne peut-il l'éviter, le Département d’État tend trop nettement à confondre stabilité et stagnation. Il se trouve complice obligé des féodalités régnantes13 .

Agissant ainsi, il travaille à plus ou moins longue échéance pour l'URSS. Celle-ci remporte des succès appréciables ces dernières années, depuis qu'héritière des Tsars elle se rattache les communautés chrétiennes schismatiques d'Orient, ou surtout qu'elle joue à fond la carte nationaliste. Contrairement à la Grande-Bretagne et aux États-Unis, l'Union soviétique ne s'est pas trouvée entraînée dans l'aventure palestinienne. Que dis-je ! Elle a toujours combattu le sionisme. L'antisémitisme virulent du Politburo, l'horreur du socialisme style IIè internationale de Tel Aviv et plus encore la crainte de voir l’État d'Israël exercer un attrait sur certaines minorités l'ont poussée à cette politique. Ainsi s'est-elle trouvée de plein pied, si on peut dire, pour traiter avec le Mufti qui, revenu de ses aventures hitlériennes, est à présent en complicité avec Staline.14

Le jeu nationaliste, pleinement dans la ligne de Lénine qui considérait l'indépendance des peuples asiatiques comme une étape nécessaire vers leur communisation15, est beaucoup plus fructueux pour l'URSS que l'interventionnisme direct mené par elle sitôt la Libération (prétentions sur Tripoli, sur Kars, sur Ardahan – affaire d'Azerbadjan). Toutefois, elle risque de se heurter à une difficulté : soutiendra-t-elle le nationalisme particulier de chaque État arabe ou cette espèce de super-nationalisme, le fusionnisme ? En fait, sans se soucier de la contradiction, elle a alternativement appuyé ces deux tendances, avec un parfait empirisme des moyens, au gré des occasions. Elle soutient à la fois, par exemple les « majorités » au pouvoir et les revendications kurdes.

A ces interventions étrangères en quelque sorte classiques, s'en joint une autre depuis peu, celle de l'Espagne franquiste. Le Caudillo a clairement manifesté son intention quand en 1948 il a établi des relations diplomatiques avec l'Irak et avec le Liban, puis quand en 1949 il reçut en un style des Mille et une Nuits le roi Abdallah de Transjordanie. En fait si cette dernière visite manifestait les intrigues orientales du général Franco, elle représentait surtout ce qu'un commentateur a appelé à l'époque « une erreur de trajectoire »16. Abdallah n'était peut-être pas pour Franco le meilleur intermédiaire au Moyen-Orient. Mais le tir fut redressé : en 1950, Madrid recevait le Ministre des Affaires Étrangères du Liban et le Ministre de l’Éducation nationale égyptien.

En réalité ce travail avait pris naissance beaucoup plus tôt. Très peu après son arrivée au pouvoir, le Caudillo avait commencé à intervenir dans les affaires du Moyen-Orient, menant son jeu sous le couvert d'activités universitaires. Peut-être d'ailleurs un certain expansionnisme culturel l'a-t-il mené à cette activité politique. Ce sont en effet des cercles intellectuels de Madrid, historiquement férus d'arabisme, qui l'ont d'abord entraîné dans cette voie. Puis Franco a vu dans ces jeunes pays, plus soucieux d'en appeler à l'ONU que d'en observer les prescriptions, un moyen de rompre son isolement diplomatique. Ainsi peu à peu a-t-il été amené à son rôle actuel de lien entre les Républiques latines d'Amérique et les États arabes qu'anime un égal anticolonialisme. Il en recueille l'avantage et la vengeance d'amour-propre d'arbitrer ces débats de l'ONU dont on l'a proscrit. Cette politique n'est pas sans danger pour ce que l'Espagne conserve de son Empire. Mais le Caudillo pense sans doute que le rôle césarien de protecteur (sinon commandeur) des Croyants peut valoir des sacrifices et que l'Espagne aussi bien que l'Angleterre (et historiquement beaucoup plus qu'elle) est en droit de se constituer un immense dominion islamique.

Nous assistons là en fait à un épisode de cette « chasse aux satellites » à laquelle depuis la fin de la guerre se livrent toutes les puissances de quelque importance. Entre les deux plus grands qui tirent tout à eux, chaque puissance qui fut au XIXème siècle une grande puissance cherche tragiquement à se garder une clientèle. Chacune aspire à des regroupements. Chacune veut jouer la « III force ». D'où tout un réseau d'intrigues subalternes et vouées à l'impuissance qui viennent compliquer , mais seulement en surface, un monde qu'une sorte de manichéisme politique coupe en deux...

...Coupe en deux, en tirant de part et d'autre ces États arabes dans leur aspiration, à l'unité ; les avatars de la politique internationale contribuent, comme nous venons de le voir, à empêcher une unité contre quoi jouent déjà des facteurs congénitaux à l'Islam. En réalité l'Islam qui est une religion, mais une religion en quelque sorte aspirée par son aspect temporel, n'a jamais eu qu'une unité de conquête. Tourné vers l'extérieur, agressivement, il peut être uni. Qu'il s'arrête, et depuis bien des siècles il dort, tous les facteurs de division jouent contre lui.


11 Voir Petroleum Press Service, de Londres, janvier 1951

12 François Fabvier, La politique anglaise devant les nationalismes arabes, Marché coloniaux, 13 octobre 1951

13 Complice, lucide et involontaire. La réunion des chefs de mission diplomatique américaine au Moyen-Orient, tenue à Istamboul en février 1951, a consacré plusieurs heures à cette difficulté.

14 Sans compter le fait qu'on est bien obligé de reconnaître que le sionisme est une nouvelle colonisation occidentale.

15 Voir en particulier Tibor Mende, La révolte de l'Asie, Presses universitaires de France.

16 JM Dauphin, Le pèlerin Hachémite, Information et documentation, 1er octobre 1949.