Littérature

Notre concours littéraire hebdomadaire

1944 ou 1945

Rapport sur le concours n°5

(...Je désigne pour la première place la réponse de M. Georges Le Brun Keris...)

Drame ou farce, le Malade imaginaire ? Chaque fois qu'un acteur aborde le rôle la même question est soulevée. Je me rappelle cette jeune troupe qui de cette comédie fit un sombre drame. À ce qu'on m'a dit, le théâtre français la joue aujourd'hui à un rythme endiablé. Qui a raison ? Qui a tort ?

Mais pourquoi l'un ou l'autre aurait-il tort ? Le propre de l’œuvre de génie est, que chacun y trouve sa part. L’œuvre de génie est celle qui provoque des résonances. Elle déborde son texte. Elle s'incarne en chacun de nous et c'est une perpétuelle métamorphose. Si le Malade imaginaire n'était qu'une farce, il eût fait rire ses contemporains, mais nous ne le comprendrions plus. Rira-t-on dans vingt ans des pièces du Palais-Royal ? S'il n'était qu'un drame, il nous serait aussi étranger que le théâtre de Dumas fils. Mais il est plus qu'une farce, il est plus qu'un drame : il est la vie, avec toutes ses virtualités. Et ces virtualités mêmes, qu'il nous appartient de réaliser, sont l'éternelle jeunesse de cette œuvre. Aucune interprétation ne l'épuise. Chaque génération trouve à s'y refléter.

Aussi ne cédons pas à notre besoin français de classer. Molière était triste et il était gai, comme tous les hommes. Il avait appris que le monde est triste, et il avait appris qu'il faut en rire. Il était de ceux qui, de leur malheur savent créer de la joie, mais au fond de cette joie quel obscur relent d'amertume ! Que l'artiste souligne cette amertume, ou qu'il préfère répercuter le rire si franc de Molière, c'est son droit. Dans les deux cas il a raison, Molière est si riche qu'il prête à toutes les interprétations et que toutes elles sont vraies.

Pourtant le véritable acteur ne devra jamais jouer le Malade imaginaire ni sur un mode trop exclusivement pathétique, ni sur un mode trop exclusivement farce. Je n'ai pas vu Raimu dans Argan je ne puis donc en juger. Pourtant ces moments où il ne semble plus jouer, que signalait Marcel Thiébaut dans Carrefour, n'est-ce pas ceux où justement il devrait laisser affleurer le tragique ? Qu'il joue en comique, certes, tout ce que dit Argan peut être pris dans ce sens. Mais lorsque, autour de lui, se déroule la comédie assez sinistre du mensonge, à ce moment on sent l'isolement où son ridicule et son égoïsme confinent Argan, et c'est assez pathétique, ce vieillard que tout le monde bafoue, ses enfants, les Diafoirus et M. Purgon (ô Mauriac ! comme vous dénonceriez ici l'immoralité de Molière!), pathétique que le rythme bouffon dont tous les personnages sont entraînés ne doit pas entièrement étouffer.

Pessimiste, optimiste Argan ? Tous les deux, et chacun peut souligner l'un de ces aspects du moment qu'il n'ignore pas l'autre. Le Malade imaginaire est une comédie, presque une farce, mais dans le rire si franc de Molière vibre toujours un peu d'amertume.