Ode pour l'eau de mon baptême

20/6/1954

 

Une goutte d'eau.

Une goutte du silence cardinal,

Lumière avant que caillent les étoiles, lumière avant les galaxies et leurs stries aiguës dans l'éther,

Dans la parturiance du Chaos, quand les astres chantaient et que bondissait leur Troupeau,

Dans l'incendie prélude de la joie, quand les fils de Dieu jaillissent en hosanna,

Goutte du silence clamé par la myriade des esprits, quand se dilate l'Univers à l'appel de Dieu répondant « Je suis »,

Une goutte d'eau, simplement une goutte d'eau.

 

Pour l'univers dans une attente, pour l'esprit des mondes et leur soif,

Une goutte d'eau simplement, une goutte d'eau

Lèvent les hautes palmes dans l'azur du premier matin, les hautes palmes à son prisme suscitées.

Une nature du matin où sous les palétuviers glisse la mer, et les îles fixent l'azur en une gamme de lueurs, et vibre l'air dans le chant alterné de leurs reflets et des échos.

Suc des étoiles, sèves d'astres.

Lèvent les palmes, premier matin, lèvent les palmes à ton prisme.

Une nature du matin, mer semée d'îles, azur épais dans une danse d'étincelles.

Oh ! Sur la mer inviolée un cri d'oiseau (girent, girent les hirondelles), blancheur de biche

un paradis de magnolias et de cascades,

Blancheur pulpeuse, duveteuse, dans l'air pur, et puis strident un soleil vert de feuilles neuves.

Un paradis de feuilles vertes, mordre ces feuilles au goût de miel, mordre ces fleurs, mordre aux étoiles.

Fuse comme un rire d'enfant le premier lys.

 

Oh ! Sur la mer inviolée le premier cri d'un oiseau (peut-être un hirondelle qui gire ?), et les magnolias effeuillent sur l'eau l'épaisseur duveteuse de  leurs pétales.

Cette goutte d'eau, et le monde est une aube de paradis dans une innocence de biche et de cascade – et glisse le friselis des feuilles neuves, si minces que filtre un soleil vert sous leur réseau.

Je bois un paradis de feuilles vertes où la blancheur des frangipaniers traîne des parfums de miel, un paradis  où s'enlace aux fleurs les étoiles, et l'Univers est un jardin clos pour leur ronde.

Le premier lys du monde ! Et cette perfection pensée pour mon regard – sa transparence pulpeuse en équilibre des astres !

Je me suis ébattu dans le poudroiement des mondes, mes doigts ont dénoué la crinière des comètes.

*

* *

Par quel cheminement dans la gésine des rochers, insinuée à la porosité des calcaires, bue au fumeux humus des forêts ?

Parfois la vague aux ailes de victoire et la floraison flottante des écumes, parfois aux marais (couve la vie sourde des plantes), parfois le nuage empenné d'or des tropiques,

La sève séminale glissant à l'écorce des chênes – ou dispersée aux veineuses nervures des hommes,

Éclatantes cataractes dans la touffeur de leurs brumes – arborescences des fougères dans le brouillard ruisselantes.

Pour toi les conches endormies sur le sommeil des coquillages – pour toi la pluie d'été dans l'odeur rose des foins – pour toi la neige, O génitrice de ma Grâce ! O goutte d'eau !

*

* *

J'étais silence. Pur, si pur le réseau de mes gestes. Si pur l'élan du corps jailli tout neuf de ce silence. Aucun poids ne pesait à mes mains. Nul effort n'altérait votre souplesse d'algue, mes bras nus. Sidérale harmonie d'un corps libre ! Je vous sentais au bord de moi – Oh ! Sur mes mains inconscientes – étoiles. L'essor des voies lactées avait source en mon cœur.

Un arbre altérait cet empire, seul un arbre. Plaie à mon corps, obsession. O dissonance ! Soulignait-il cette harmonie ? La nécessaire faille où le parfait s'affirme ?... J'étais jaloux. Mes passives étoiles, qu'importait votre obéissance. Parfum des soirs d'été, ombre longues, lourdeur, maturité d'automne aux vignes rouges, que m'importait ! J'étais jaloux. Adonaï, tu ne m'avais pas tout donné. Que j'atteigne à cet arbre !  Il pleuvait en dehors de moi. Ses feuilles respirent – déchirantes – hors de moi. Invincible attrait, vertige !

Èva, j'ai touché le fruit de l'arbre. Èva, je l'ai mangé. Un amas de silence est tombé sur mon cœur, un silence de vide. O mon beau silence de lumière aboli ! Plus rien, plus rien soudain que ces désertes mains et cet arbre. Il croît, il emplit tout. Il m'étreint, il m'enserre. Il est en moi dans tout mon corps et dans toute mon âme. Et la jointure craque sous la pression des sèves. Arbre, mon corps soudain ! D'épuisantes ramures poussent aux bras ligneux. Ses feuilles vibrent dans chaque veine. Je suis cet arbre dévorant ! Il m'enferme en moi-même ! Enclos, je ne vous dépasserai plus, mes mains ! Le sol où sont mes pieds est mon unique espace. Fermé, je me suis une gaine étroite, une prison ! Qu'êtes-vous devenus firmament, astres purs, vous tous où se jouait ma présence innombrable ? Un vide qui m'effraie m'a séparé de vous. Et l'arbre, l'arbre seul aux branches étouffantes. Il mure l'horizon. Il croît toujours. Il est le monde.

Et j'ai connu le nom de l'arbre : la Douleur.

Ah ! Au sortir de mon sommeil cette chose neuve, la Douleur. Elle dormait tapie dans un sourd repli de ma chair. Un arbre unique, et tout à coup cette forêt. Mon corps est un faisceau d'éclatantes ramures. Sèves, brûlant essor des futures douleurs...

Ce cri au ventre de la femme (ah ! la vie est soudain douleur !), il est en moi. L'angoisse de mourir a sailli dans mes veines. Un univers peuplé de morts à naître geint en mon foie. J'étouffe sous le flot des souffrances latentes.

Èva, tends-moi les mains que je ne sois pas seul. Èva, je t'ai perdue. Le mensonge a tissé des voiles sur tes yeux. Une pénombre de mensonge t'obscurcit. Comme à une pierre je me heurte à toi, et mes dents grincent sur tes dents. Forme gémissante est-ce toi ? O déchirante volupté ! Et plus rien. Ta voix s'est tue. L'élan retombe. L'unique instant s'éteint.

En vain cette caresse te survit-elle, en vain.

Tes mains lasses comme des fleurs froissées...

Pourquoi les as-tu prises avec toi, les étoiles, pourquoi ?

 

J'ai renoué les astres à nos mains, j'ai fleuri dans la chevelure d'Andromède.

J'ai rythmé la fuite des galaxies, j'ai déroulé leurs lactescence autour de la nuit.

Je me suis ébattu dans le poudroiement des mondes, mes doigts ont dénoué la crinière des comètes.

 

Il est ma joie le déchirant azur des montagnes, les hautes cimes flammiformes.

 

Il est ma joie le vent qui par delà les carolines pousse la vague mafflue.

 

Lente et maternelle, en moi la terre mûrit sourdement les fossiles, c'est en moi qu'elle élabore les sèves, en moi qu'obscure elle nourrit les gemmes.

 

Je porte la joie de Dieu dans l'Univers, Hosanna pour cette goutte d'eau, Hosanna !

 

Hosanna pour les soirs – les flamants roses s'endorment aux orées du désert – Hosanna sur la flûte des seguias aux pépiantes oasis !

 

Hosanna sur le roc strident des Hoggars, Hosanna sur la simple meule au bord du champs,

 

Hosanna pour l'or fluide des frôlantes foules d'Orient – sonnailles et pétards, le tintamarre des pagodes.

 

Hosanna pour les étangs de soie laiteuse, le velours assoupi des îles où les lettrés tracent les Signes.

 

Hosanna pour le tam-tam sous la chair des nuits africaines. Hosanna pour la nuit poussiéreuse d'éphémère, pour la nuit crispée de moustiques.

 

Hosanna aux canaux endormis sous la membrure des automnes. Hosanna aux anneaux rouillés des quais d'Europe.

 

O joie de Dieu ! Se brisent les cistes et les cymbales, je suis clameur plus retenti que leurs cuivres.

 

La forêt fouillée de vent mugit ma joie. Seigneur ! Nous, les forêts nous Te louons ! Nous les forêts nous T'exaltons !

 

Nous les cataractes feuillues des Gabons, Nous le chœur apostolique des Mayumbé !   

 

Renoué dans cette goutte d'eau, je suis le vent qui Te loue, je suis le frisson criissant des blés, je suis les continents tranchés de fleuve, je suis la mer.

 

Hosanna sur tout, O mon Dieu ! Hosanna parce que votre gloire est à moi !

Hosanna pour tout ! Hosanna sur tout ! Hosanna sur les orgues extasiées de la joie !

 

Hosanna pour mon accouchement à la Grâce, O Mère innombrable, Dieu-Père !

*

* *

Hosanna pour cette goutte d'eau qui a fait de Toi, l'éternel Yahvé, l'Incommunicable, MON Père !