Offertoire des villes

Prélude

 

Des villes ouvrent sur le rêve.

Je sais des villes en terrasses, je sais des villes au bord des fleuves, des villes comme des grappes dévalantes, jaillies des cours de hautes palmes les ombrages plus murmurantes que leurs rumeurs, plus murmurantes même que le fleuve sur un lit de galet. Les hautes palmes entrefroissées répondent au murmure lointain de la mer, les hautes palmes sur le fleuve.

Je sais des villes ouvertes sur la mer, des villes blanches où les ombres sont aussi bleues que le ciel. Elles sentent le poivre, le cumin, la cannelle, mais l'algue aussi et les parcourt le souffle vivant de la mer. C'est lui qui couche sur les dunes la flottaison dorée des fleurs, la mer et la houle du printemps.

Je sais des villes de prière sur les vantaux des portes au nom divin. Dans leurs jardins clos, on médite. Des vasques et des fleurs entre les murailles ocrées, et des cyprès qui captent l'âme vers l'azur. Des escaliers montent au rempart, nous les suivrons.

Frangée d'écume, la haute mer, frangée de fleurs la haute ville. Laquelle plus intensément murmurante et pieuse ? Je sais des villes de prières, au confins des sables. Des villes que les troncs de palmiers, serrés, défendent des villes au creux des oasis, agglutinées en gâteau de miel, et comme le gâteau du miel doré et comme le gâteau du miel odorant.

Les villes blanches frangent la mer, les villes d'or frangent les sables. Villes de sables parées de palmes, avec des tours en hautes verges villes de mer, les barques courbes sont couchées le long des quais, les barques tendres, arbres de rêve aux voiles courbes comme des palmes et leurs filins frôlent le vent, le font chanter tel un archet.

Les hautes barques portent de ville en ville la même cargaison de rêve.

Alger

Nous étions encore loin en mer que son parfum nous accueillait. La nuit soudain se fit odorante. Chaque vague roulait une autre vague de senteur. Eucalyptus, épices, et puis l'arôme de mille fleurs.

 La ville était blanche, merveilleusement et elle dévalait des collines comme une coulée de lait. Chevelue d'eucalyptus, soulignée parfois d'une ligne ocrée, elle figurait sur la mer une tiare, ses quais, où les arcades décrivaient une ligne de fleurons, posaient une couronne sur le jeune visage de la mer. Des tartanes, et puis aussi de hauts vaisseaux glissaient sur l'eau. Ils frôlaient sans la rage – à peine décrivaient-ils quelques ondes soyeuses et vite éteinte - l'étendue miroitante où se répercutait en un mirage de neige, la ville.

La haute ville avait des trouées d'ombre mystérieuse. Des impasses où des balcons couverts cachaient presque complètement le ciel. Des filles aux lèvres trop peintes attendaient sur des marches. Des bandes de matelots dévalaient de haut en bas les rues étroites.

Et c'était une autre ville dans la ville – enfoncée douloureuse comme un coin dans la chair vive. La ville riait, toute elle s'offrait au baiser de la mer, l'autre ville était sombre et secrète et l'amour y était brutal jusqu'à la douleur, et l'amour n'y était qu'un autre nom de la faim. De maigres enfants y grandissaient dans la luxure.

La haute ville était toute mêlée à la mer, entre les eaux scintillantes elle étendait de longs môles telles des mains. Et les vaisseaux s'y prenaient parfois qui dans la nuit allumaient des guirlandes rouges et vertes et dont les flancs étaient pleins de feux et de lumières comme les vases des hébreux.

Bagdad

Cette autre ville je ne l'ai vue qu'un jour et la chaleur était si dure que les nerfs étaient à vif. Deux fleuves la partageaient où des hommes de bronze pâle se baignaient nus. Et malgré ces fleuves l'air était si lourd que les palmiers dressaient des touffes de métal sur les toits plats.

Cette ville avait une pauvre mosquée d'or où l'on ne pouvait pas entrer. On montait sur des terrasses voisines pour la voir. Des plaquettes de miroir étincelaient à son fronton. Des hommes y dormaient, mais aucun murmure de prière. Au contraire dans une autre mosquée, plus petite, toute parée de faïences à fleurs, la prière bourdonnait comme un vol d'insecte.

Entre les fleuves du paradis, cette ville ne fut qu'une escale. Pourquoi mon cœur y demeure-t-il ?

Extrême- Asie

Villes basses d'extrême-Asie, villes étendues, couchées parmi des plaines amphibies. Villes mêlées d'eau, avec des lacs, avec des canaux, et d'immenses faubourgs flottants. Villes prises comme en un piège dans le réseau de la rizière, archipel intense de frondaisons et de toits, mais presque au ras des eaux soyeuses.

Cette ville n'a pas de limites. Interminablement elle s'étire dans les rizières ou sur le fleuve. Insensiblement elle décline vers les campagnes inondées. Elle n'est pas mouvements ni constructions. Elle est parfum et elle est musique. Elle se bâtit d'odeurs et de sons plus que d'édifices. Elle est fracas de gouges, elle est hurlement suraigu des commères, elle est, stagnant par vagues, l'acre senteur de l'opium et cette odeur de fange, de comptoirs, l'odeur d'un monde qui se défait et se dissout.

Elle est commerce beaucoup plus que firmament. Les hauts éclatants de pourpre et d'or, beaux comme des prières, ne signalent que des magasins. Et tout ici se négocie, et même la vendeuse et même le marchand.

Nuits sans prières d'Extrême-Asie, sans prières dans la pagode tumultueuse. Un seul dieu règne sur ces villes, le Sort. Il révèle à eux-mêmes des Empires et détermine des politiques mais on l'honore dans ces tripots religieux où l'attente se fait angoisse et extase. Nuit des villes d'Extrême-Asie, pleines de péchés duveteux et sourds, où la luxure est sournoise et l'avarice une pécheresse duveteuse et molle. Nuit putride de bêtes tièdes. L'air poisse chargé d'eau et d'encens, les murs suintent visqueux. Un rat fouine dans les ordures. Un insecte tombe avec un bruit mat.

Mais dans le demi-matin, sur tous les lacs, les lotus rouges.

Amérique

Un matin, New-York montait de la mer comme un énorme bloc de cristaux... Ville soudain cristallisée, précipitée, ville surgit comme un campement, avec gratte-ciels transitoires, comme les tentes de nomades. Les villes d'Amérique sont des campements d'un jour.

Villes sans racines, villes qui n'ont pas de mort. Les morts, on les a rejetés très loin, dans ces tertres verts et anonymes. On les a déposés comme un résidu de la ville, comme une ordure ménagère.

*

* *

 

New-York, Chicago, San Francisco, on passe d'un camp à l'autre. Je vous ai aimées pourtant, ville d'un jour. San Francisco surtout, en guirlande sur sa baie dorée, avec à tous les carrefours des buissons de roses. Ville blanche, mais que pare de pourpre l'ardent manteau des bougainvillées. Un peu d'Europe aussi, le petit port où l'on déguste des crabes.

Et puis, comme un pédoncule pour lier quand même cette Amérique à la durée : la Nouvelle-Orléans. Avec ses balcons rouillés, ses arbres fleuris de mousse grise, ses chanteurs nègres et sa pègre aux noms espagnols, la Nouvelle-Orléans communique à tous les passés du monde. Déclinant dans les terres molles d'un delta (ses dernières maisons n'émergent même pas des cannes à sucre) cette ville participe à d'ancestrales douleurs. Elle est un carrefour de vaincus. Qu'importe les buildings qu'on a dressé là par hasard. Ils cohabitent avec la Nouvelle-Orléans, ils n'y participent pas. Ils sont dans la ville, mais ils ne sont pas la ville. Elle, la ville, elle est tapie dans la vieille peur des dieux mangeurs d'homme, elle gémit de vieilles frayeurs, elle geint dans l'enfantement de ses monstrueux passés, elle draine des Afrique pantelantes et des Europe de famine, elle râle la mort des noirs assommés dans les cales des nègriers, elle écume dans leur supplice. Ville pleine de morts, ville gorgée de morts, enracinée à tous les continents de la mort, Nouvelle-Orléans, ville en Croix.

*

* *

Je songe à nos villes d'Europe. Elles bercent leurs morts dans chaque repli de leur chair. Je songe à Paris, à son multiple enracinement dans ses morts. Le Père-Lachaise répond au Louvre, au Montmartre de neige et d'or dans un creux un troupeau silencieux de tombe. Double enracinement de Paris.

La Seine coule entre deux rives de Palais, elle exfolie de part en part la ville, elle l'entrouvre comme une lèvre. Et ces Palais sont la parole des morts si proche. Ils les expriment. Ils nous prennent dans la durée. Ils nous y situent.

Plus que l'air et plus que l'eau, le temps est l'élément de Paris. La ville s'y étend, elle y puise. Elle vit dans une dimension qui n'est pas l'espace. Ici chaque homme est beaucoup plus que lui-même et son éphémère destin. Chacun de ses regards le pénètre de temps, le communie à la durée. Des morts se pressent dans son âme.

Ville vivante où chacun vit de mille vies, ville qui brûle et ne se consume.

Moscou

Capitale du Nord, Moscou, dans l'étendue infinie de neige, comme une tache de sang. Ville rouge mais qui s'assombrit en brun, puis en gris dans ses faubourgs, là où commence l'étendue blanche. Moscou, étoile sanglante sur la neige.

Village d'Asie, mais anormalement silencieux, clos de silence, toute rumeur étouffée. En son cœur pointe une vive flamme, Saint Basile. Un buisson de feu, depuis quinze siècles ardent, une touffe de flammes. Les cathédrales du Kremlin dressent sur leurs bulbes d'or des croix prophétiquement enchaînées. Saint Basile érige le tournoiement de ses flammes.

Globes d'azur, coupoles d'or, dômes d'émeraude ou de rubis, éclatants joyaux : Il brûle, sur tous ces clochers le feu de la Pentecôte. Les langues incandescentes ardent sur tous les clochers de Russie. Elles prient même sans prière, elles parlent même sans parole, elles aiment quand s'est éteint l'amour, elles témoignent pour les témoins égorgés. Dans le pays vidé de Dieu elles adorent.

Dédicatoire

Villes.

Villes dans la rumeur des soirs de Ramadan, et concertant interminable sur la rumeur de la psalmodie, ville aux rives des déserts. Viennent du Sud les longues files de dromadaires et leur chargement qui balance, viennent des rives de Saba leurs longues files. Villes murmurantes de sources, dans le silence éteint des sables.

Villes aussi, que cernent d'une ceinture noire les faubourgs. Étirées jusqu'à l'horizon des rues de pierres. Même les arbres sont laids, comme sulfureux. Et les maisons lentement s'écroulent, et les visages s'estompent dans leur halo de tristesse. Qu'un homme et une femme, sous une voûte, s'enlacent, ils expriment moins d'amour que de désespoir. Ici le printemps n'a pas de fleurs, et c'est un automne sali qui suinte en mousse verte sur les murs.

Après viendront les banlieues, les douces banlieues à guinguettes, les banlieues que chantent les accordéons, odorantes de marronniers roses et d'acacias. Et dans le demi-silence, toujours un train passe en sifflant. Banlieues aux frêles maisons, avec des rideaux en filet. Banlieues qui ne vivent que pour la nuit et les dimanches, elles en gardent un visage de loisir. Elles sont disponibles, plastiques, toujours changeantes, d'un été à l'autre, méconnaissables.

Et puis les villes.

Vibrantes d'hommes, O villes ! Pétries, créées, secrétées par l'homme, tissées d'hommes. Émaciées de luxure, ou de prières, O villes. Érodées de haines ou d'amour, limées de vice, de faim et d'extase, crucifiées de stupre et de joie. Immolées d'ignominie, mais imitées, brûlantes d'ignobles soifs, pures pourtant !

Villes je sais l'amas de vos péchés. Ils vous couvrent comme une pourpre, ils coulent par vos rues comme un flot de boue, ils roulent plus vite que vos fleuves. Ils empuantissent l'air d'un halo plus terne que vos fumées. Ils s'insinuent comme un brouillard dans vos interstices, ils rampent sous vos portes. Ils sont sur la ville, l’emboutant, l'étreignant, l'épuisant – comme une autre ville – un fantôme gluant de la ville.

Et pourtant.

Pourtant, elles sont prières aussi, les villes. Où tant de clochers se dressent-ils perçant le brouillard et par delà son épaisseur poisseuse touchant l'air vif et le soleil ? Où tant de cœurs, ou tant de corps s'offrent-ils accouplés dans l'amour ? Où tant de peine est-elle offertoire ?

Vous êtes saintes, villes souillées. Saintes dans le grand étonnement de la lune puisque le ciel est une ville, et que vous la préfigurez toutes la Sainte Jérusalem, la ville dont tous les quartiers se tiennent ensemble le Corps du Christ.

Et votre visage n'est-il pas déjà le visage de l'immaculée. D'où vient-elle ? D'où monte-t-elle du désert, celle qui est belle comme une ville. L'Immaculée pleurante comme en agonie la boue de nos péchés. L'Immaculée ensevelie sous nos péchés au long des pentes du Calvaire, l'Immaculée sous la gangue de nos péchés ?

Marie, Mère de Grâce, je vous dédie ces villes, je vous les offre. Prenez-les pour leurs souffrances et leurs amours, prenez-les pour leurs déferlantes prières, et prenez-les encore plus pour l'océan de leurs péchés qui vous les confie et vous les recommande.