Fondement d'une culture chrétienne

 Jeunesse 1938 (?)

 

Il faut avoir eu vingt vers 1930 pour comprendre tout à fait les Fondements d'une culture chrétienne, d'Henri Davenson. La partie critique de ce livre traduit exactement ce que fut la joie et la fièvre d'une époque où tout s'offrait ; on n'avait qu'à lever la main pour cueillir les plus beaux fruits du monde. La crise et nos misères forgent aujourd'hui une génération  plus sûr de soi, plus dure aussi, soucieuse de se réserver, car elle sait le prix dont on paie chaque heure de joie. Mais comme dans cet autrefois qui est d'hier la vie était douce à laisser couler. On ne l'étreignait pas, elle s'offrait avec sa guirlande de jours. Nous avons lu tous les livres, nous avons connu aussi le mépris subtil des livres. Cette phrase qui pourrait être signée d'un autre maître, évoque bien cette époque.

Mais au reste ne l'éprouve-t-on pas à vingt ans, toujours ? Quand on démarre on croit facilement que les rivages ont perdu leur charme. Nous entraînons le monde avec nous dans la course de notre vie. Pour d'autres ces jours s'effeuillent toujours dans l'insolence du printemps... Nous ne le croyons pas. Maintenant nous nous sommes heurtés contre quelques murs, notre intelligence hier si libre connaît, pour avoir vu s'y briser sa pensée, quelles sont ses exactes limites. Il nous semblait hier être infinis, nous avons aujourd'hui des frontières que nous connaissons trop. Vieillir c'est se limiter. Non point que l'âge nous ampute, au contraire il nous souligne et nous sommes plus fortement nous-mêmes... La sève qui montait de toute part dans notre jeune ramure a trouvé sa voie, ce n'est plus l'intense frondaison mais l'accroissement jour après jour de l'arbre. Non plus dilatation mais progrès.

Les adolescents de nos milieux vieillissent assez tard. À vingt ans un ouvrier est un homme. En suis-je un moi-même dont les vingt ans sont dès longtemps passés ? Laetare ergo adolescens... il nous reste en tous cas encore des « flaques d'enfance », comme dirait Mauriac, où nous baigner. Une maison familiale, toute résonante du rire de jeunes cousines qui maintenant sont des femmes. Ce sentier parcouru quand nos quinze ans nous faisaient pleurer nous ne savions pas de quoi, mais où nous trouvons toujours ce même goût d'une savoureuse tristesse. Les Fondements d'une culture chrétienne, de Davenson, nous seront comme une flaque d'adolescence à chaque fois que nous les relirons.

Et pourtant, si on peut s'enivrer de tous ces fruits de la terre, nous sentions bien qu'ils n'étaient point notre nourriture. Très vite nous avons souffert de leur excès même. Les sciences, les arts nous excitaient. Je me rappelle avoir crié de joie en apprenant les hypothèses de Wegener sur le déplacement des continents. Et la première fois que j'entendis déboucher les chœurs au final de la IXe Symphonie ! Mais nous sentions que ces joies mêmes nous détruisaient. Chacune n'existait que pour soi. C'était comme les lignes éparses, et sublimes sans doute, d'un grand poème déchiré. Le vrai sens en était introuvable. De lacune en lacune notre esprit se dispersait.

Alors comme vous, Davenson, nous avons trouvé le christianisme. Avec vous nous avons senti qu'il était l'élément où lier toutes nos techniques. Nous avons vu que cette civilisation mourait – et nous tuait en même temps – faute d'un principe commun où tout orienter. Nous avons senti la nécessité d'une vérité métaphysique, seul support d'une « civilisation saine », comme vous le dites en votre livre. Mais le moyen de faire revivre la civilisation, peut-être grâce aux mouvements spécialisés l'avons-nous compris mieux que vous...

Je voudrais reproduire une page où se résume tout votre livre. « Notre culture sera donc une culture chrétienne. Sa règle fondamentale consiste à placer au centre de notre vie la Vérité chrétienne ; un effort de méditation, d'approfondissement permettra à chacun de dégager les exigences qu'elle implique, les attitudes qu'elle dicte en face des choses et des hommes. Elle doit fournir un principe de jugement, de choix, de hiérarchisation. Tout s'ordonnera à cette préoccupation dominante : trouver les manifestations de la vie chercheront à se rattacher par des liens secrets à cette Vérité dont elles deviendront une expression symbolique. Tout par là sera ramené à l'unité. Il n'y a plus rien dans l'âme et dans la vie qui puisse paraître indifférent ; tout doit par des chemins plus ou moins détournés, se justifier en fonction de la vie chrétienne, répondre à une de ses exigences, être un reflet de sa lumière. Toutes nos pensées, nos actes, nos amours seront confrontés avec cette vérité, requis de se soumettre à elle, de s'en pénétrer intimement ».

Ceci vous l'avez découvert, et votre livre, Davenson, en est admirable, mais où vous vous trompez c'est quand vous croyez que cette confrontation des techniques et de la vie avec la transcendante Vérité, ne peut être qu’œuvre individuelle. Vous raisonnez trop en intellectuel et même sur ce plan la JEC vous contredirait2. Vous ne voyez pas assez, tout en le disant pourtant, qu'une civilisation ce n'est pas une équipe de savants et d'artistes. Ce sont de bien plus humbles réalités qu'il faut orienter vers le Christ pour refaire notre civilisation. Il existe une manière chrétienne de rempailler les chaises, dirait à peu près Péguy. Toute œuvre, toute action, tout travail peuvent être chrétiens. Mais ceci est affaire d'équipes, et c'est parce qu'ils sont des équipes que les Mouvements Spécialisés l'ont bien vu.

Les mouvements spécialisés ont découvert, sans le savoir, une méthode pour refaire une civilisation chrétienne : c'est la méthode d'enquête. Dans tous les milieux sociaux les jeunes apprennent à confronter chacune de leurs activités avec cette Vérité dont vous nous parlez si bien. Par l'enquête chaque rouage de l'activité professionnelle, de la vie familiale, des relations sociales est comme démonté, pour que nous apprenions à les reaxer sur le Christ. C'est le travail de nos équipes, à la JOC, à la JAC, à la JEC, à la JMC, ici-même.  Au reste votre livre nous a aidé à comprendre la valeur de l'enquête. Nous avons mieux vu la portée exacte de cette sorte d'examen de conscience collectif d'une société. Examen de conscience positif ; non point seulement examen du soir, mais examen du matin, puisque toutes nos activités nous prétendons les redresser3.

Vous avez dédié votre livre à vos compagnons de route... nous sommes des compagnons que vous ne connaissiez pas. Mais chacun à son poste, et soutenus, guidés dans le grand effort de nos mouvements spécialisés, nous suivons cette route que vous avez si bien jalonnée. Dans l'ombre et patiemment nous rebâtissons une civilisation chrétienne. Nous voudrions vous remercier pour un ouvrage où si fort nous nous sommes reconnus. Nous le ferons en conjuguant simplement avec vous la dernière phrase de votre livre : « Nous ne sommes que de pauvres ouvriers qui faisons ce que nous avons à faire : cela suffit, et nous lutterons sans arrêt et sans rémission d'espérance.

Ut aedificentur muri Hierusalem. »

Pierre Solesme

 


2 Car elle forme de vraies équipes pour renouveler la plus haute culture générale.

3 Vous trouverez tout ceci mieux exposé dans le numéro des Annales de la Jeunesse catholique : Au service de la culture.