Ode sociale

 

A Marc Scherer

 

J'ai soif. Ah ! Ne me donnerez-vous à boire ?

Vous m'abreuvez de vinaigre et de fiel tout le jour, ne me donnerez-vous pas un peu d'amour ?

Et quand je souffre, quand mon front saigne, quand la poussière colle à la sueur comme une croûte,

Aucun de vous ne perdra-t-il un peu de sa pauvre réputation et de son bien pour éponger cette face horrible,

Le visage que vous m'avez fait ?

 

J'ai hurlé tout le jour et vous ne m'avez pas entendu,

J'ai hurlé toute la nuit et vous ne m'avez pas exaucé.

Du fond de mon abîme je crie vers vous, ne tendrez-vous pas l'oreille à ma prière ? Un peu de pain seulement, un peu de vin ;

Moi qui vous donne mon Corps et mon Sang !

 

Je sais, j'ai fait ce qui est mal à vos yeux : je fus pauvre, j'ai souffert.

Ma vue même vous a offensés, ma misère s'est étalée sous vos yeux.

Ne pouvait-il s'éloigner, que nous jouissions en paix de cette terre ?

Devrons-nous longtemps supporter ce regard muet, cette soumission qui nous blesse,

Ce visage avec la trace de nos coups ?

 

Devrons-nous longtemps traverser ces faubourgs dont la hideur nous est un reproche...

Plus fort le cri de l'affamé que toute la joie de la terre !

Ne l'étoufferons-nous pas, comme on étouffe le remord ?

Taïaut ! C'est un publicain, c'est un homme de bonne chère !

Crucifiez-le ! Crucifiez-le !

 

L'Usine

Elle hurle

Mille cris de fer,

L'Usine geint comme la mer.

La rumeur croît, elle déferle, elle s'abat.

Et c'est toute l'Usine brassant le fer, criant, cassant, grinçant, avec mille cris de titans,

Sur nous.

L'Usine,

Elle hurle.

Les bielles comme des  folles

Se jettent !

Ah ! vous tous, écoutez-moi !

J'ai trop souffert.

Les fourneaux dévorent la nuit, la vapeur rouge mange le ciel.

J'ai trop souffert !

Le heurt des poutrelles,

Mille grincements strient la rumeur lourde comme le silence

Du cauchemar.

Mille antennes tendues comme un lacis

Nous serrent.

L'enfer vivant.

L'enfer brassant la terre dans la fusion du métal

Blanc...

 

Vous tous j'ai trop souffert !

 

L'Usine folle, dans le han des soufflets forge la terre,

La bat.

Tant de douleurs, ah ! qu'en jaillisse la cité !

 

 L'Usine

Des faces hâves passent dans l'ombre.

Des hommes rouges du feu qu'ils roulent,

Tirés, comprimés, entraînés dans le rythme de l'Usine battante...

 

« Poète ! Chante notre révolte et notre haine !

Clame notre cri de faim pour la justice !

Ah ! La justice est pour nous exigeante comme la soif !

Nous en avons assez du vautrement du puissant et du riche sur cette terre,

Nous ne voulons plus engraisser des riches... Et s'il est gras, qu'on le tue !

Vois notre houle dressée comme une mer.

De sang

Poète, prends le cri rouge de notre bouche,

Clame le plus fort que le brinqueballement de leur négoce,

Hurle ce cri jailli des usines vers le soir.

Ce cri muet, ce cri pétrifié, ce cri de haine.

Nous nous lèverons comme la mer un de ces soirs, nous déferlerons sur la ville.

Nous croulerons comme un océan diluvial sur la cité.

Le feu jaillira de nos mains, le feu jailli de nos mains dévorera la terre.

Hurle, ô faim de la justice ! Hurle plus fort que leur négoce !

Nous avons des armes contre vous, cette Croix que vous nous avez dressée,

Plus simple est de la brandir que de la traîner, plus sûr de vous en écraser que d'en mourir.

Nous avons cru à notre souffrance et à votre justice, c'est fini !

C'est fini ! Et notre haine est enivrante comme le vin. »

 

Pourquoi contre l'injustice du négoce brandir le désordre du sang ?

Le feu et les cris ne bâtissent pas la justice,

Mais l'acceptation dans la volonté de mieux faire.

Ce n'est pas sur le sang que nous bâtirons la Cité, mais sur le travail.

Ni clameur, ni négoce, mais l'ordre silencieux de l'effort,

Et cette règle qui justifie et propose la liberté.

 

Et puis l'amour.

 

Frères ? Si vous saviez encore l'amour. Ah Se donner !

Être la vie de tous, nourrir le monde de son âme !

J'ai assumé votre douleur en offertoire.

Je suis crucifié de vos peines, mon cœur saigne votre souffrance.

Qui est triste que je ne sois triste avec lui ? Qui pleure que je n'aie voulu le consoler ?

 

Ne consentirez-vous jamais à l'amour ? Vous mourez de ne pas aimer.

En vain le signe devant vous deux bois croisés sur le Ciel !

Depuis vingt siècles un Homme attend que vous l'aimiez.

Voyez son Visage soumis, pour votre révolte implacable ;

Ses bras liés, pour vos poings brandis dans la haine.

 

Est-ce un homme vraiment ? Non, plus un homme.

Ils l'ont décharné de leurs fouets, vous pouvez compter tous ses os.

O vous qui passez sur la terre savez-vous semblable douleur ?

Un Dieu râle écartelé de Dieu.

 

Ah ! Riez donc, vous tous, il s'est donné pour vous et pour le monde !

Vêtez-le d'un manteau de comédien, couronnez-le d'épines.

Jouez avec lui, comme les gamins avec le petit chat qu'ils tuent.

« Il tient des propos insensés, il s'est fait roi, il donne sa chair et son sang ».

 

O vous qui refusez son Corps, vous l'avez déjà dévoré !

Trois ans il s'est usé pour vous, ses pieds ont saignés sur les routes...

Aucune heure qui ne vous ait appartenu. Ses nuits surtout.

Il vous prenait dans son silence jusqu'au Silence du Père.

Vous qui refusez la prière, vous avez pénétré en Dieu.

Son âme il vous l'a donnée, vous l'avez prise, elle est à vous.

Le Pasteur est à ses brebis, même si elles ignorent sa voix.

Il s'est usé comme une mère dont les seuls petits sont la vie.

Hommes qui refusez son corps vous l'avez eu, vous l'avez tué.

Sa vie, vous l'a lui avez dérobée, trois jours.

Vos fouets ont mordu sa chair, vos péchés lui ont rongé l'âme,

Cette terre même qui vous nourrit a bu son sang.

 

Hommes malgré vous communiés ne consentirez-vous pas à l'amour ?

 

Ah ! Qu'on le rende à sa Mère maintenant, vous l'avez pris, vous n'en avez plus besoin...

Que la Mère, comme à Nazareth, prenne la tête dans ses deux mains.

« Mère sans révolte et sans cri, bercez ce petit qu'on vous a rendu ».

 

Frères, ne comprendrez-vous pas l'amour ? La Mère nous a pris pour son Fils.

Jusqu'à la fin elle nous garde dans ses bras, même si elle ne berce qu'un mort :

Pauvres homme blessés, refuserez-vous une mère ?

Qui de vous ne l'a rêvé, d'être l'enfant encore sur les genoux,

Qu'une main nous tienne, pose notre front contre l'épaule...

Cette chaleur retrouvée en nous – toute haine dissoute – et si près des larmes.

Ne croirez-vous jamais à l'amour, n'incarnerez-vous jamais l'amour dans un travail?

O travail ! Ordre de l'amour !

Travail, ordre du monde, ordre de Dieu !

Mouvement des étoiles accordées, harmonie !

Suspension du monde dans la fuite des nébuleuses.

Travail, accord de la création heure par heure,

Engendrement du monde par lui-même à chaque instant !

La vie croissante et d'elle-même chaque jour jaillie -

Depuis l'étincelle initiale, déroulement de l'univers.

 

« J'ai fait le monde à Mon image, vivant !

O monde que j'ai tant aimé, matière où puisse nager l'Esprit,

Chair vivante du ciel et de la terre, création ressuscitable !

 

Monde je t'ai fait en sept jours comme un travail, j'ai mis dans ta chair ce signe.

Je t'ai créé successif, inachevé pour que tu t'achèves.

Je t'ai associé à mon œuvre, O créateur de ma création !

 

Travail ! Je n'ai fait qu'ébaucher mon Christ pour que de Lui-même il s'achève.

J'ai appelé Adam dans ma création, j'ai mis en lui le germe de mon Christ,

J'ai laissé latentes en lui les générations imprécises.

 

Qu'il croisse ! Qu'il se multiplie dans l'ordre immense du travail !

Qu'il se mêle à ma création dans l'échange de leur travail !

Qu'il s'accorde à ma création pour qu'ils se joignent dans mon Christ !

 

O travail, ordre de l'Amour !

Est-il plus grand travail que de naître des hommes à la Grâce ?

Hommes qui peinez, n'ai-je pas peiné pour vous enfanter à la vie ?

Elle n'était point lourde la Croix qu'il fallait traîner, ces deux madriers pour charpenter le Royaume ?

Vous enfantant, n'ai-je point été déchiré plus qu'une mère en travail ?

J'ai tiré la Croix, j'ai poussé la Croix comme on enfonce la charrue,

Et n'était-ce point un sillon, l’Église où demain germent les élus ?

Je vous ai rachetés par le travail, j'ai mêlé le travail à ma mort.

J'ai voulu des clous pour me fixer, des clous qu'il faut enfoncer avec un marteau.

Non point des cordes, mais des clous... et ceux qui me hissaient n'ont-ils point peiné ?

Ah ! Le travail vous a pris, vous a haussé jusqu'à la Croix !

 

La Croix !

 

Deux bois jaillis du fond des âges, marquant le monde.

Ce signe au-dessus de la terre, à quoi chaque homme se confronte.

La fuirons-nous ? Toujours au détour de la route ces bois !

Elle est devant  nous, avec nous, elle est en nous, crue à notre taille.

Nos bras sont à sa mesure, O Croix mesurée à notre envergure !

Épouse...

 

O Croix, ces soirs sanglants où le monde meurt, comme un signe,

Plus forte que l'arc parmi les nuées, cette épouse même d'un Dieu.

O Croix, un Dieu a senti en toi la volupté double de se défaire et de s'accomplir...

Jusqu'où n'est-il descendu ? On l'ai traîné comme un voleur avec toi,

Il a pendu tel un fruit à tes branches, telle une grappe après ton cep,

Il t'a teinte de Sang comme une vigne d'automne, O bois geignant des clous qui le  percent !

 

Nous aussi, après vingt siècles nous voici dans cette grande ivresse de mourir,

Gorgés de coups, le front sanglant, et cet âpre tourment d'amour.

O Croix inépuisable, vingt siècles en nous a traînés avec toi, vingt siècles on nous a cloués à ton bois,

Dès notre enfance ton signe quotidien nous revêtait de ta forme.

Nous nous sommes enracinés en toi aussi fort qu'avec des clous, unis jusqu'à ne pouvoir se disjoindre...

Où irions-nous, les pieds percés, les mains sanglantes, sinon vers ton bois qui nous dresse à Dieu ?

O forme étrange d'une ébauche, prémisse de résurrection,

Moule d'une créature nouvelle où se fondre, début du Christ,

Alchimie où muer la douleur... Nous avons senti naître la joie !

 

Elle nous a pris un soir, sur ton bois. Un soir nous l'avons senti à la gorge,

La joie qui saoule, la joie épaisse comme le vin, la joie fumante comme le sang !

Ah ! se dissoudre et mourir, et qu'en naisse une joie inextinguible comme une   soif -

Le Paradis ne sera-t-il pas désir, et par delà, la possession insatiable ?

Je veux cette mort de soif éternelle, la joie écrasante, la soif que seule comble sa propre soif.

Le désir ne sera-t-il pas aussi grand que la possession incomblable comme l'éternel ?

O Croix, cloué, saignant, je vous attends une ivresse ardente !

Croix d'un Dieu, charnière du temps et de l’Éternel, jointure du ciel à la terre !

Croix saignante comme un pressoir d'automne, pressoir d'ivresse rédemptrice !

 

Mais Croix, plus haut que la joie, signe de paix -

 

O ces soirs de paix où je rentre

Certain que Dieu m'aime.

Le soir est doux sur l'or éteint des meules,

Et lents les chariots rentrent des champs,

Si chargés d'or, si lourds,

Qu'ils en laissent après les haies,

 Et que les bœufs épais en ont leurs cornes emmêlées.

 

O soir, naissance de l'ombre !

Tout le jour elle ne fut qu'un cri,

Le cri le plus aigu de la lumière...

Avec le soir la voici naître, longue,

Noyant peu à peu les contours,

Les meules, les arbres, la campagne sans mouvement, et gagnant l'horizon.

 

Soir, heure de la plénitude dans la paix !

Soirs de vendange, avec les mottes qu'on déverse,

Le sang épais du raisin noir.

Soirs interminables de printemps au bord du canal immobile...

Une étoile oscille flottant au reste de jour, l'odeur des foins gagne la rive,

A peine la brume bleue où neigera le clair de lune et le crissement du grillon.

Nous nous pencherons sur l'eau qu'approfondit un reflet du ciel (les bateaux à l'ancre balancent),

Muets et sentant l'heure si fragile qu'on en frôle l’Éternité.

Soirs... J'ai vu la mer violette se recueillir à ton approche,

Seule la cadence du vaisseau et les vagues qu'on aperçoit dans l'ombre, brassantes.

Le sillage transluit où les mouettes dorment indolentes sur l'air calme.

 

Soirs...

 

Oh ! Cette heure bénie, dans le recueillement des choses,

Où les deux mains étendues sur l’œuvre de tout un jour,

Comme le prêtre immobile à l'expecto resurrectionem mortuorum

Assis dans la paix,

 

J'attends la nuit... et peut-être la Lumière.

Genève 1936