Anges

Jeunesse sans date

 

Le culte des anges nous semble lointain et comme désuet. A peine en pressentons-nous le mystère, parfois, au hasard d'un promenade à Chartres, devant le chérubin énigmatique qui de son doigt compte les heures, ou bien à Reims. Mais nous n'en retenons qu'un sourire secret. Nous avons trop oublié la présence des Anges pour que les jeunes hommes empennés de nos cathédrales les évoquent...

Et puis c'est toute une imagerie fade à souhait. Androgynes gauches comme des pensionnaires de couvent, avec greffées au dos de ridicules plumailles. Sculptures dans un marbre fade et qu'on croirait de saindoux. Formes molles et comme suintantes, quand je ne sais quel démon ne s'est pas vengé de leur royauté en suggérant des barbouillis de rose et d'or. On sculpte les anges dans le genre tendre, le sentimentalisme religieux s'est donné libre cours. Mignards comme des fillettes, frisés, les lèvres peintes et les joues fardées, ainsi nous représente-t-on les purs esprits, les séraphins aux six ailes, le reflet le plus pur du Dieu Vivant. Un jeune cœur se détourne de ce qu'on lui présente si mal. Sans doute croit-il aux anges, et remonte de son enfance la poésie des neuf chœurs aux noms triomphaux. Mais je ne sais quel rationalisme lui fait repousser aux secondes zones de ses croyances la présence de ces Esprits.

C'est aussi sans doute une désaffection du Spirituel... Nous sommes désaccoutumés de le pressentir. Nous n'arrivons pas à nous convaincre de la réalité d'un autre univers que cet univers tangible. Un double courant nous écartèle par quoi nous refusons tour à tour la présence du spirituel et sa réalité charnelle. D'un même mouvement nous oublions les dogmes les plus charnels comme la résurrection de tout corps et ceux qui nous révèlent un monde où vit l'esprit. Les trop grandes merveilles semblent nous éblouir. Au reste, la promesse eucharistique n'éloigna-t-elle pas beaucoup de disciples ? Qui donc le faisait remarquer ? Nous avons la manie de croire « les choses les plus tristes » ! L'enfer, les mortifications n'éloignent pas, mais cette joie promise dont on éprouve comme un vertige. C'est la beauté de la promesse qu'on redoute.

Ainsi  va-t-il du mystère des Anges. Nous oublions ces compagnons de la Grâce à nos côtés, ces frères aînés dans la Rédemption. Mais n'avons-nous pas oublié jusqu'à notre âme. Qui de nous se souvient qu'elle est Esprit, image du Père, qu'au centre de soi-même vit ce fragment d’Éternité, son âme ? Pointe suprême de la personne, baignée de Dieu par le baptême, vivant déjà d'une vie qui n'est pas de la terre, ancrée au ciel malgré le voile des figures ? Je voudrais t'aimer mon âme, ô source de Dieu dans le monde, jointure au ciel, latence du surnaturel !

Mais les Anges vivent, et dans ce monde où vit notre âme, malgré les ténèbres d'un corps encore obscur de nos péchés (cette âme un jour le pénétrera, l'aspirera au ciel, nous et toute cette création lourde de feuilles et de fruits). Les Anges vivent, ce monde charnel est baigné dans un autre monde, enroulé comme par l'atmosphère dans un monde spirituel. Et sans doute le savons-nous que Dieu nous cerne de toutes parts, mais nous n'arrivons point à sentir ces réalités spirituelles distinctes, ces entités spirituelles, les Anges. Mystère profond pour nous que la limite dans l'esprit, que la forme sans la matière.

Ne nous serait-il pas permis de nous les figurer comme des pensées cristallisées, ou plutôt comme des vertus. Le siècle qui parle tant de la Justice, de la Liberté, de l'Autorité ne pourrait-il aller jusqu'à comprendre l'existence de ces vertus en soi. Des vertus qui seraient personnes, dans une intensité qui les réalise. Je songe à cette Sagesse créée (figure de la Sagesse Incréée, Verbe du Père), qui sans cesse se joue devant le Trône de Dieu. Mais, fulgurante splendeur ! Les Anges ne sont pas les « chérubins pensifs » des mauvais poètes. Brutalité presque de leur éclat ; ils sont simples. Une pensée intégrale n'est qu'un éclair. L'intégrité exclut la composition.

Ah ! j'entends le cri d'un poète du fond des ténèbres où il s'enferme. Pour nous confondre, il n'est pas chrétien. Ce n'est pas Claudel et ce n'est pas Péguy. Ils ne nous disent pas ce que sont les Anges. Ce n'est même pas Verlaine, le pauvre pêcheur, et quelque soit le sens de Dieu d'un Bloy ou d'un Baudelaire, ils n'ont pas proféré ce cri. Non, le mystère que nous oublions, c'est une voix très lointaine qui le proclame. Au banquet que nous refusons Dieu invite un estropiat des carrefours (quelle vertu d'humilité cachée à nos yeux un tel cri suppose!). « Tout ange est effrayant ». Ce cri déchire la nuit de ce poète.

« Tout ange est effrayant ». Splendeur qui déchire la nue. L'ange nous terrasse au matin, comme Jacob. Dureté des séraphins trop simples pour une raison qui ne va que par cheminements. Nous ne connaissons qu'en rapprochant. La simplicité nous échappe. Voici pourquoi nous ignorons, nos Compagnons de la Grâce. L’Église. Elle, sait vous prier, car Elle est divine, et son corps ne voile pas sa vision. Son intelligence même dépasse la vôtre, puisqu'Elle a pour Tête le Verbe de Dieu, et tout ce qu'Il sait Il le Lui dit. Mais dans nos prières de chair, nous arrivons mal à vous atteindre, et seul vous comprend le petit enfant qui le soir s'écarte du centre de son lit pour le laisser à son Ange gardien.

Anges gardiens ! Sollicitudes formées de Dieu pour nous. Voix murmurante à notre oreille, mais si précise quand nous descendons vers le mal. Réalité quotidienne à nos côtés que cet autre univers où notre esprit hésite à croire. Ne vous prierons-nous pas pourtant, quand un païen a su  votre splendeur, et dans une lumière qui noie les ombres de son œuvre, nous la révèle.

Pierre Solesme