Offertoire (fragment)

1934-35

 

Cantique pour Notre-Dame de Lourdes

 

Reine, Réjouissez-vous car nous avons souffert.

Les corps se sont défaits peu à peu, les visages fondus, les yeux dissous...

Mère, Voyez comme nous sommes devenus votre Fils :

 

Voici nos corps ligneux comme la Croix,

comme la Croix troués des clous de votre Fils,

voici nos corps brisés, rompus, tordus,

disloqués,

Nos membres peu à peu détachés, nos chairs lentement liquéfiées,

nos troncs mutilés et recousus comme des sacs...

Mère voici nos corps... nos corps... à peine un corps...

 

Juste assez pour contenir Dieu.

 

Seule vivante en nous la douleur, la douleur

être jaillie de nous, plus vivante que nous,

rongeante

Mais image de Dieu, image de sa grâce,

et Dieu même dans notre chair...

 

Dieu rongeant notre chair – comme sa Grâce ronge l'âme,

Dieu purifiant la chair, comme sa Grâce purge l'âme.

Le corps même a bu le Vin Nouveau, le corps même

ivre et sanglant du Vin Nouveau a bu l'Esprit.

Voici les possédés de Dieu, les corps fous comme des âmes,

les corps dévorés de joie, torches de joie, grésillantes résines,

les corps si pleins de Dieu qu'ils éclatent !

 

Oui  Mère, et nous voici devenus tous pareils,

tous pareils, un seul Christ détaché de la Croix.

Voyez nos mains percées, nos flancs qui saignent l'eau,

et tout ce corps pour votre offrande sur vos genoux...

Sur vos genoux...

Et sur vos mains levées pour l'offertoire,

Dans la monstrance des épines et des caillots,

un unique visage aux lèvres effacées.

 

Mère réjouissez-vous car nous avons souffert.

Les corps se sont défaits, peu à peu, les visages fondus, les yeux dissous...

Mère, Nous avons dépouillé l'homme, voici le Christ.

Voici le Christ toujours vivant, le cri

jamais cessé de l'agonie,

Oh ! Joie d'être la patène où se consomme le sacrifice,

Joie de la cuve où fermante le Vin,

Joie du Calice où bouillonne le Sang.

Oui, joie dans les corps crevés d'ulcères ! Oui, joie dans les corps pestilentiels ! Oui, joie dans les corps mordus de cancer !

Joie des lèpres ! Joie des tumeurs ! Joie des plaies ! Joie ! Joie !

Restes geignants, lambeaux de chair, mais matière du sacrifice,

Début des corps ressuscités !

 

Reine, réjouissez-vous, au plus haut des cieux exultez,

Plus haut que tous les soleils, plus haut que les nébuleuses éclatantes,

plus haut que les parvis où les chœurs des anges tressaillent,

Plus haut que les martyrs, plus haut que le palpitement des palmes et le sang,

Plus haut que les Chérubins pleins d'éclairs, plus haut que l'Apôtre et le disciple et la cascade des Archanges,

Plus haut que le brasillement des Trônes, plus haut que l'extase des Vertus, plus haut que les tourbillons où suffoquent les Séraphins,

 

Au silence même du Père

 

Reine réjouissez-vous, dans l'immobile joie exultez,

Et toi, debout ! – mon corps pourri – tu verras Dieu.