-I-

Il régnait dans La Roche une activité d'une nature singulière. Gérard Seymour se la définissait à lui-même : une « activité feutrée ». Les femmes à chaque étage s'agitaient en silence. Dans la cuisine immense, au sous-sol, on faisait bouillir l'eau par bassines. La garde, arrivée le matin même de Moulins, flambait les récipients. Des lueurs bleues et rouges se succédaient sur les voûtes, tandis que se répandaient une odeur de punch. Sans le silence, on eût pensé la préparation d'une fête.

Gérard allait d'un étage à l'autre, sans trop savoir que faire de lui-même. Dans une des pièces du premier, Marie, sa femme, éprouvait les premières douleurs. Il se demandait s'il devait rester auprès d'elle pour lui témoigner son amour et sa compassion, où s'il devait s'éloigner. Sa présence, à lui qui ne souffrait pas, ne serait-elle pas importune ? Combien eût-il préféré souffrir, à ce sentiment d'inutilité et d'impuissance. Parfois le visage tant aimé de Marie se crispait. Les larmes en montaient aux yeux de Gérard. Alors Marie, du fond de sa souffrance, trouvait la force de sourire, de son grand sourire frais et jeune. Son visage gardait, dans les pires moments, ce halo de joie qui avait tant frappé Gérard à leur première rencontre. Elle rayonnait de paix et de plénitude. Même en cet instant, on sentait chez elle un secret accord avec son destin qui s'exprimait en une paix radieuse. Il suffisait de la regarder pour comprendre que, dans les douleurs de l'accouchement, elle s'accomplissait. Elle en avait même, semblait-il, conscience. Gérard ne pouvait que la comparer, dans son esprit, au fruit mûr qui ne résiste pas quand son poids le détache de l'arbre.

À chacune des crispations de Marie, Gérard sentait croître son amour. Il évoquait ses fiançailles. Dire qu'il croyait l'aimer alors de toute son âme ! L'amour se nourrit de lui-même et s'accroît de sa propre force. N'avait-il pas senti son amour s'approfondir infiniment quand, au soir de son mariage, il avait possédé Marie, un peu tremblante encore, mais calmée, sereine, donnée. Comme ce soir là, déjà, elle s'était accordée à son destin de femme. Aujourd'hui, l'amour que Gérard sentait pour elle était infiniment plus vaste. Il s'était accru de la profondeur de leur bonheur quotidien. Chaque sourire l'avait nourri, chaque parole l'avait avivé. Leur amour s'était enrichi de souvenirs à peine formulables, d'émotions imperceptibles, mais qui avaient donné ses couleurs si tendrement nuancées à leur bonheur.

Puis Marie avait pensé être enceinte. Gérard se remémorait son émoi. Il ne comprenait pas encore très bien, alors, quelle en était exactement la nature. Il éprouvait de la peine à s'imaginer les joies et les difficultés de la paternité. Aucune image ne s'était imposée clairement à son esprit. Simplement il avait senti son amour pour Marie s'approfondir encore. Ce visage légèrement aminci, que déjà l'amour avait affiné et comme travaillé par l'intérieur, s'était alangui de deux légères rides à la commissure des lèvres. Gérard en éprouvait une pitié admirative. Il s'attristait un peu de voir la vie imprimer sa trace sur le visage bien aimé, mais cette légère meurtrissure était si visiblement le signe d'un accomplissement qu'une fois de plus s'était présentée à son esprit l'image du beau fruit mûr.

En pensant à toute cette profondeur de leur amour, Gérard prit Marie dans ses bras. Il éprouvait une gratitude si intense qu'au fond peu lui importait que Marie souffrît et que lui ne souffrît pas. Leur amour les situait au delà même de cette douleur. C'était comme une terre réservée où seule ils pénétraient, sans que puisse les y suivre le cortège des joies et des peines. L'amour humain a ses nuits obscures et ses oasis comme l'amour de Dieu. Comme l'amour de Dieu il a sa paix finale. Je ne crois pas blasphémer. Ce jardin de sérénité où l'amour avait introduit Gérard et Marie était vraiment l'image de cette autre paix, et peur-être plus que l'image, l'ébauche, le commencement. Non pas que désormais leur amour fût immobile et comme fixé. Il devait croître encore. Il le sentait bien l'un et l'autre, à l'heure où, malgré les gémissements que leur arrachaient les flancs labourés de Marie, un même élan les avait si intimement rapprochés que leurs lèvres s'étaient unies.

 

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La garde entra soudain. Ils se séparèrent assez gauchement. « Tiens, voilà Mademoiselle Perceron », dit Gérard pour se donner une contenance.

Gisèle Perceron était une petite personne grêle et sèche ; son visage encore jeune s'encadrait de cheveux gris. Blonds autrefois, ils en gardaient un reflet. À première vue, ce reflet donnait à Gisèle Perceron un faux air de fraîcheur qui vite se dissipait. On ne pouvait dire non plus que son sourire fût jeune, bien que d'abord on l'eût pensé. Elle présentait dans tout elle-même l'image assez contradictoire d'une jeunesse figée.

L'habitude de vivre chez les autres lui avait donné des manières discrètes qui accentuaient cette impression de fixité. Chacun de ses traits, compassés par une maîtrise de soi trop grande, mettait longtemps à se mouvoir, si bien que ce visage était à la fois intelligent et inexpressif.

Mademoiselle Perceron mit quelques secondes avant de sembler remarquer la légère confusion de Gérard et de Marie. Puis assez brusquement, et comme ne pouvant se taire devant un spectacle si choquant, quelque parti pris qu'elle en eût, elle dit à Gérard : « Vous pouvez au moins laisser la paix à votre femme en un pareil moment ».

Cette parole passa sur Gérard comme un souffle d'aire froid sur la nuque. Marie, elle, ne réagit pas. Cette passivité étonna Gérard. Marie acceptait la leçon comme une écolière docile prise en fraude, mais qui sûrement ne recommencera pas. Était-ce la fonction de Mademoiselle Perceron, l'appareil de sa blouse et de son voile amidonnés, qui lui valait, de prime abord, une pareille autorité ?

Ce n'était là, de la part de Marie, que la légère lâcheté du malade qui se sent entièrement dépendant. Gérard le savait bien, et il se refusait à attribuer trop d'importance à une faiblesse si naturelle. Pourtant il souffrait d'une légère atteinte à son bonheur. C'était à ses yeux comme une paille minuscule dans l'acier. Pour la première fois leur ménage ne présentait pas ce front entièrement uni auquel il était si accoutumé qu'il lui semblait naturel.

Il n'eut pas le temps de s'appesantir beaucoup sur ces impressions. Le grand événement approchait. L'accoucheur était arrivé. Maintenant Marie gisait gémissante, dans l'incohérence d'une douleur trop forte. Les sentiments de joie et de souffrance que si contradictoirement éprouvait Gérard atteignirent leur paroxysme, pour céder soudain devant le mystère immense qui s'accomplissait. Quelque chose de plus fort que leur amour se produisait à ce moment dans la chambre. Et c'était la vie. Un nouvel homme allait naître.