-II-

On avait amené un berceau, tout blanc, dans la chambre, et Gérard contemplait son fils : un petit visage rond, que couronnait une crête de cheveux. Le jeune père admirait les mains minuscules et roses, avec des ongles pareils à des éclats de coquillages. Joël respirait calmement de sa respiration courte de nouveau-né. Il émanait de ce berceau une quiétude qui exprimait aux yeux de Gérard toute la vie de son foyer.

La garde prit le nouveau-né et le porta sur le lit de sa mère. D'un geste merveilleux Marie arrondit son bras autour de lui, comme une conque où le déposer. De l'autre main, elle dégrafa sa chemise et en fit jaillir un sein très blanc, profondément veiné. L'enfant aspirait avec un léger bruit humide. C'était le motif que cherchait Gérard. Depuis longtemps il eût voulu traduire en un tableau la paix qu'après une adolescence inquiète Marie avait su lui donner. Le tableau était là, comme dessiné devant lui, avec la profusion candide des linges et la simplicité d'un geste maternel.

Déjà Marie lui avait révélé le portrait. Non pas qu'il n'eût de longtemps figuré des visages sur ses toiles. Mais si profonde était la sympathie de Marie pour les hommes qu'elle lui avait appris à les voir en profondeur. Désormais il savait que réside en chacun d'eux, et même dans le plus souillé, quelque chose d'ineffable. Gérard, depuis son mariage, poursuivait dans chacun de ses modèles le secret de l'âme. Ses portraits en avaient acquis une valeur spirituelle. Ils étaient un message. Combien plus ineffable encore le mystère de cette jeune femme allaitant. Il pourrait exprimer une de ces minutes dans lesquelles la vie ouvre sur le paradis. Rien n'atteste mieux qu'elle y conduise, qu'elle soit tout entière ouverte sur l'éternité, que ces minutes où le temps et l'éternel se confondent. Accord inexprimable auquel les hommes ont donné le beau nom de paix.

La garde reprit l'enfant. Gérard demeurait dans sa rêverie. Il composait mentalement son œuvre. Même, sur un coin de carnet, il indiqua ce geste, le repli de la main, comme un col d'oiseau, sous le corps de l'enfant. Il faudrait étendre sur toute la scène une lumière étale et duveteuse, de chaudes blancheurs...

Mademoiselle Perceron entra de nouveau. Très discrètement elle ne dit rien, respectant ce silence où, elle le sentait bien, Gérard et Marie se disaient leur accord plus intensément que par aucune parole. Elle pliait lentement des couches, avant de les ranger dans un placard.

Ses gestes calmes semblaient ne devoir troubler aucune paix intérieure. Et pourtant Gérard se sentait sourdement irrité de cette présence. Plus encore le blessait la joie que Marie paraissait en éprouver. Il crut que son irritation était un reste de l'impression pénible ressentie l'avant-veille : cette phrase si malencontreusement sèche de Mademoiselle Perceron. Il voulut n'y plus penser. Il fixa plus intensément son esprit sur le tableau à finir. L'inspiration avait fui. Il s'acharnait en vain à esquisser les attitudes qu'il pourrait donner à Marie. Chaque trait l'éloignait davantage de cette harmonie qu'il avait cru saisir. Le croquis n'était plus que le graphique de sa nervosité.

On annonça le dîner. Gisèle Perceron et Gérard descendirent. Loin de Marie il s'étonna de retrouver son calme. La conversation roulait banale sur des gens de la région. Mademoiselle Perceron les connaissait tous pour avoir soigné des accouchées dans les propriétés voisines. Elle n'en parlait d'ailleurs qu'avec beaucoup de tact, ne révélant rien des intérieurs où elle avait vécu.

« Vous connaissez si bien la région, vous y avez donc toujours habité », demanda Gérard.

« Je suis de Parèze. Mes parents avaient cette ferme, à côté de l'église, vous savez, sur l'espèce d'éperon où, par temps clair, on aperçoit le Puy-de-Dôme. Quand nous étions enfants, mes frères s'amusaient à le montrer n'importe où sur l'horizon aux touristes ingénus, qui très sincèrement s'imaginaient le voir à l'opposé de sa direction. C'était une de leurs joies ».

« Vous avez beaucoup de frères et sœurs ? »

« Nous étions douze. Je ne sais pas ce qui me fait employer l'imparfait, car nous sommes encore douze. Notre mère ne nous a pas élevés dans la douceur. C'était plutôt rude. Mais nous étions heureux ».

« Les enfants ne sont jamais si heureux que dans les familles très nombreuses ».

« Vous avez raison, reprit la garde, et pourtant nous trouvions cela bien dur parfois. Pendant dix-sept ans, j'ai toujours eu des robes identiques. Ma mère nous habillait seule. En été, c'était du vichy à carreaux rouges et blancs, ou bleus et blancs, avec des fronces autour de la taille ; en hiver, un gros velours de laine bleu, mais toujours avec des fronces autour de la taille. Quant à nos chaussures, notre père nous les confectionnait lui-même. Elles n'étaient pas fines, allez ! Je me rappellerai toujours le bonheur que fut pour moi, à dix-huit ans, quand je suis allée en ville poursuivre mes études, ma première paire de vrais souliers ».

« Vous aviez bien des compensations, Mademoiselle, quand des enfants sont ensemble, tous est fête ».

On apportait sur la table un compotier de pommes, dont le rouge semblait couvert d'une légère couche brune.

« Tiens, vous avez de la Rambaud, ici, ces sont pourtant des pommes de Normandie », dit en se servant Gisèle Perceron.

« C'est une greffe que j'ai fait venir, mais vous vous connaissez en pommes ? »

« Ne vous ai-je pas dit que j'étais de la campagne ».

« Eh bien ! ne voudrez-vous pas m'aider demain à visiter le fruitier. Il faut que je classe les pommes d'après la période de l'hiver où elles sont mûres, et mon jardinier n'y entend rien ».