Retour en Amérique

« Et in Arcadia ego... »

Voici l'Amérique une fois de plus quittée. Entre le ciel bas et la mer étale, les buildings de Broadway posent les cristaux d'un énorme bloc minéral. Ils fument, et leurs fumées composent avec la brume, les quais noirs, les remorqueurs au sifflet lugubre, un paysage de tristesse.

Voici l'Amérique une fois de plus quittée. Derrière New-York, ce sont les vallonnements de la Nouvelle Angleterre, ce sont ces longues plaines du Far West, et cette station dont je ne sais plus le nom, quelque part dans les Rocheuses, où l'air était si vif qu'il m'étourdissait. Je songe surtout à ce paysage du désert, une flaque d'eau, saumâtre sans doute, mais d'un bleu dur, cillée de roseaux rouges et d'herbages épais et verts. Ce décor contrasté me hante...

Et puis tous mes amis... Une dernière fois, devant mes yeux, le visage d'Harold et son sourire d'enfant triomphal, qui est toute l'Amérique.

Amérique, pourquoi t'ai-je tant aimée ?

Il est en toi, pour un homme jeune, d'étranges puissances d'exaltation. Tu étais jeune, de cette même jeunesse que la mienne, si près de se défaire. Il s'est créé entre nous un accord. Nous nous correspondions exactement, et comme sur moi-même je m'attendrissais de tes premiers signes de désagrégation. Je n'ai pas voulu cacher ceux de tes vices que j'ai vus. Ils sont comme une première ride : la première meurtrissure de la vie.

C'est de toi que demain jailliront les grandes œuvres. Enthousiasme en quittant l'Europe épuisée de trouver cette puissance de jeunesse.

La civilisation européenne a-t-elle fini de donner tout ce qu'elle pouvait ? L'admirable, dans l'Amérique, pour un Européen au sortir de l'affreuse lutte fratricide, c'est que, de cette civilisation européenne qui s'épuise, elle a su en dégager une nouvelle. Ce n'est pas une civilisation opposée, comme la civilisation asiatique ou la civilisation russe, non, c'est notre vieille civilisation européenne, avec la Bible et Platon, mais ressuscitée dans une forme neuve. Voilà pourquoi nous nous tournons vers cette grande terre pour en recevoir des leçons. Différente de nous, elle est cependant assez de la même essence pour que, sur notre vieux tronc, sa bouture puisse reprendre.

L'Amérique a cru au bonheur comme on y croit à vingt ans. Toutes les voies vous sont royales, toutes elles s'ouvrent à vous. On possède des richesse innombrables, et on éprouve qu'aucune ne vous détermine. Demain, nous connaîtrons des limites, demain nous découvrirons l'angoisse d'avoir opté presque malgré nous pour un chemin et d'y être à jamais engagés. L'Amérique est à ce jour où l'homme dans sa pleine force découvre soudain les entraves que son action lui a passées.

Qu'importe si l'Amérique refuse l'Histoire, la récuse. Qu'importe qu'elle veuille continuer d'être sans mémoire. Elle ne peut faire que le passé n'existe et qu'il n'oriente le présent. Avec ses deux guerres mondiales, avec l'expérience tragique de la crise, elle a une Histoire, désormais. Elle n'est plus le jeune héros sans meurtrissures.

Ah ! puisque pour un soir je suis jeune encore, que je m'enivre au contact de ta force, Amérique. Elle est visible, palpable, éclatante. J'avais rêvé d'écrire pour toi une ode à la force. J'aurais dit la beauté de tes fourneaux fumants. J'aurais dit ce lent effort qui te soulève, la patience de ce continent. Je n'écrirai pas cette ode. Mais, du moins, j'aurai dit que tu es belle, et non seulement de tes montagnes, de tes fleuves, de tes lacs, mais de cette grande vertu  humaine de la force.

Jeune comme la Grèce homérique, ainsi tu m'es apparue. J'ai cru voir en toi l’aurore d'une civilisation renouvelée. Joie, au sortir de nos pays ravagés, cette puissance de construire, d'innover, d'oser. De toi peuvent venir les mythes sauveurs qui régénéreront le monde.

C'est pourquoi, exilé désormais dans cette vieille Europe que j'aime, mais où sans cesse mon élan se brise et mon courage défaille, tant je la sens usée, rongée, érodée, lente à répondre à mon enthousiasme, chaque fois que je songe à toi chante en moi, nostalgique, la phrase mystérieuse que Poussin fait déchiffrer à ses bergers : Et in Arcadia ego...