Amérique amicale

Paysages

Ce matin frais, la mouette, l'oiseau sacré de l'Utah, vole par troupes éperdues sur la ville verte et claire. Salt Lake City, dans son cirque de montagnes, a tout le charme des oasis.

Salt Lake City, ville des Mormons. Ces pionniers étaient à l'image des déserts qui l'entourent, âpres et silencieux. Leur temple aux six clochers est une anomalie dans sa grâce. Ils sont la Genèse, elle est le Cantique des Cantiques. C'est la seule page de la Bible qu'on ait envie de lire à l'ombre de ses avenues.

Mais du Capitole prétentieux, on voit le Grand Lac Salé. Nous ouvrons le livre de Job. Terres nues, terres tristes. Le désert salé, avec ses buissons bas, d'un gris bleu, ses croûtes de sel étincelantes, et le lac où le soleil crée des mirages. Je pense aux vers de Machado : « Terres pauvres, terres nues, si pauvres qu'elles ont une âme ». Ce paysage a rejeté l'homme. Il l'a exclu. Il n'a même pas, comme la mer morte, une histoire ou une légende. Simplement un morceau du monde, avant l'homme, au tout début de la vie. La planète avant les fleurs, avant les oiseaux, quand se dégageaient lentement de la pierre les pauvres lichens...

Paysages d'avant l'homme, c'est la grandeur et  la beauté de l'Amérique, c'est aussi son caractère tragique. Les pionniers n'ont fait que poser leur tente, et ces grandes villes aux perpétuels changements sont éphémères comme des camps. Elles s'élèvent où le caprice des hommes les a dressées, elles ne répondent pas aux nécessités d'une terre. Nos vieilles villes d'Europe créent avec les collines ou les plaines qui les entourent un paysage. Elles émanent de ces collines et de ces plaines.  On doute si ce n'est pas elles qui ont modelé leur site. Mais que dans le triste Middle West s'agglomère soudain Chicago, que Denver brûle ou gèle au pieds des Rocheuses, que même San Francisco jette au-dessus de sa baie dorée les plus grands ponts du monde, je n'y sens aucun déterminisme géographique, sinon celui qu'impose d'une façon bien transitoire le commerce.

Une exception pourtant : la Nouvelle-Orléans, dans son delta étouffant, serrée entre la canne à sucre et le coton et aussi ces marais où, le soir, les alligators poussent leur cri monotone, épouse les bras du Mississipi. Bien plus que le Cabildo et le vieux Carré (si peu européen), cet accord donne à la ville un caractère d'Europe. Et puis New-York, cette réussite d'une nouvelle esthétique, où l'Amérique s'est enfin créé un style.

Car ces villes nées au hasard n'ont pas de style. Le style d'une ville, n'est-ce pas l'accord de son architecture et de son paysage ? Ici chacun a bâti sa maison selon son caprice ou son goût, comme dans nos banlieues.  Les villes d'Amérique sont un immense Vésinet.

Je cherche à déceler des dominantes dans un continent si profondément divers. Il a du moins cette unité que nulle part il n'évoque de réminiscences littéraires. Ces terres sont vraiment « les pays déserts et privés de légende ». Pour décrire les Montagnes Rocheuses, leurs bois de sapins clairsemés, le Cañion pourpre du Colorado, je n'ai pas le secours de voies déjà entendues.

Est-ce une noblesse de ces paysages ? Aux chutes du Potomak, qui roulent dans leur tumulte un océan de silence, la grande voix de Chateaubriand m'a troublé. Mais personne n'avait dit la beauté des plaines du Far-West dans leur exaltante solitude.

Et Washington... Un parc où s'engloutissent sous les arbres monuments et maisons. Washington est dans les arbres comme Venise dans la mer : une Venise de frondaisons.

Il faut toujours se défier d'affirmer dans un pays qui est un monde. Je vous disais qu'aux États-Unis il n'était pas d'accord entre l'homme et le paysage. Mais nous voici en Virginie : délicieux accords au contraire de ces campagnes que l'on croirait européennes, avec les maisons coloniales, blanches et vertes.