L'Inde séculaire tourne le dos à son génie

I Sans les Anglais

Midi à Bombay. Sous la chaleur la ville gît, comme vidée. Seuls quelques coolies dorment accablés au long du quai. Les corbeaux mêmes se sont presque tus. Derrière la mer incolore, désert, l'opaque ciel des tropiques. Seul un vautour, agent voyer de l'Union Indienne, d'un vol mécanique, passe d'un mur à un autre.

Implacable, mon compagnon me montre non sans emphase la porte laide et triomphale par quoi naguère entraient les vices-rois. Par cette porte sont aussi partis les derniers Anglais. Est-ce un symbole ? Elle n'ouvre que sur le vide.

Et n'est-ce pas un vide qu'on laissé les Anglais en se retirant ? Depuis que je suis aux Indes, l'idée de ce vide m'obsède. Car les Anglais sont vraiment partis, sans laisser de traces que le jeu de cricket et l'exécrable cuisine des hôtels.

Pas de traces, pas de stigmates, mais des regrets. Seuls se réjouissent qu'ils ne soient plus là l'équipe des politiciens habiles à exploiter ce grand vide et peut-être une certaine bourgeoisie vexée de ne pas avoir été admise dans les clubs britanniques. Encore celle-ci est-elle déçue. Les derniers Anglais ne sont pas plus affables envers ces libres citoyens que jadis envers les « natives ». Leur club, à Bombay, n'est toujours pas ouvert aux Indiens.

Regrets du petit peuple, par contre. « Ah ! C'était mieux du temps des Anglais », me disait hier un chauffeur de taxi : « Tout est triste, à présent. On croirait que le pays ne vit plus. «  Ce matin, c'était mon coiffeur : « Quel dommage que vous n'ayez pas connu l'Inde au temps des Anglais ! » Même dans ce magazine que je feuillette, je sens percer un regret. On y déplore que désormais le pire laisser-aller ait envahi l'Inde. En le lisant, je pense à ce fonctionnaire de l'Ordre de la police, hier, trop occupé à se curer les ongles pour m'indiquer le bureau où je devais me rendre.

Impéritie et concussion

Ce grand vide laissé par les Anglais : il a nom impéritie et concussion. Avec une absence totale de nationalisme, mes amis indiens, humbles gens il est vrai, m'en détaillent des exemples. Voici l'histoire des vaches, trop triste pour être savoureuse. On manquait de lait cet été, on manque toujours de lait aux Indes. L'absence de pâturages, surtout dans la saison sèche, en est la cause. Qu'à cela ne tienne ! Avec l'ignorance des bureaucraties, le gouvernement a pris, si je puis dire, la vache par les cornes. Il a interdit l'abattage des vaches de moins de quinze ans. Résultat : les maigres pâturages ont été encore plus surchargés, la production de lait a baissé.

Le concert des plaintes s'élève partout à Madras. Dans cette province – importante de cinquante mille habitants – sévit la prohibition. Elle y règne comme une sorte de maladie sociale, entraînant tous les abus qui lui sont inhérents et j'oserais dire classiques, mais encore, dans ce pays d'Orient, toutes les exactions de la police. Le prétexte est si bon pour les visites domiciliaires, pour les vexations et les chantages ! Dut en fin de semaine le policier venir à Pondichéry se gaver d'alcool pendant vingt-quatre heures.

Sans doute ici a-t-on trouvé le secret des compressions budgétaires : on ne verse aux fonctionnaires qu'un traitement de famine. Que nos stratèges politiques, aux tables de marbre du Café du Commerce, ne se hâtent pas trop d'admirer. Le fonctionnaire, qui doit vivre, se paie sur l'administré. La loi n'est plus qu'un prétexte à de profitables dispenses. Ainsi est morte la Chine de Chang Kaï Chek.