Splendeur cosmique de Jaïpour

La Croix 25/3/1969

 

Pourquoi, plus peut-être que tout autre monument, ai-je aimé l'Observatoire de Jaïpour ? Je l'ai plus aimé même qu'Angkor Vat. Je me rappelle pourtant à Angkor, quand, dans les galeries où les chauves-souris de leurs petits corps pressés tissaient une draperie de velours noir, montait la psalmodie des jeunes bonzes au long des douves. Ces voix m'accompagnaient jusqu'au sommet de la tour médiane. Image du mont Merou qui porte les hommes et les dieux. Quelle émotion ! Quelle émotion aussi, les nuits dans le Bayon où les visages multipliés du Compatissant sculptaient dans le clair de lune leur secret sourire !

L'Observatoire de Jaïpour m'a pourtant encore plus ému. Il m'a plus ému même que le Parthénon, bien que les siècles et la bienheureuse bombe vénitienne aient permis que le cime, non pas la limite d'un toit, mais l'azur, et que partout à travers les péristyles s'inscrive la ville de neige, dévalant en guirlande des Muses et du Lycabèthe jusque vers une mer soutachée d'îles. Admirables mutilations qui mêlent le temple aux horizons de craie et de pinèdes. Mutilations par quoi la colonne s'érige – désormais gratuite – dans l'ovation de la lumière.

Certes, la ville rose de Jaïpour où se love l'Observatoire, cette ville tout en décor, au point que son plus bel édifice, le Palais des Vents, ne consiste qu'en une façade, rend plus insolite la sévérité d'architectures rêvées par Gorgio de Chirico. Contraste de Jaïpour, cette version exaspérée de nos villes baroques (Salzbourg ou encore l'exquise place Saint-Ignace à Rome, mais dans l'outrance de l'Inde et ceintes de murailles mongoles sur lesquelles se pavanent l'insolence des paons), recèle ce parc de formes austères, séracs égarés sous le Tropique. Dehli aussi possède un de ces étranges observatoires, mais crépi d'un rouge sale. On en perçoit mal les mouvements tant la lèpre des moisissures détourne l’œil.

Blancheur, à Jaïpour, des rampes abruptes à l'escalade du ciel, véritables plongeoirs vers l'infini ; blancheur des bancs à l'orient du parterre ; blancheur même du dallage aux ombres d'un bleu cru ; d'où vient que cette beauté pourtant si froide, parle à l'âme ? Pourquoi, devant cette courbe soudain interrompue, cette émotion ? Ces formes en apparence sans objet ont un sens. L'enroulement de cette conque tronquée amorce la dérive des étoiles sur le firmament. La géométrie des miradors scande l'alternance des saisons. Le zodiaque traduit le procès de l'année en murets abstraits, en cubes, en trapèze.

Car cet Observatoire est beau d'exprimer la marche des mondes. Il se révèle l'équation sensible de l'univers. Il trace au cœur de la ville un idéogramme de la création. Il dit et symbolise à la fois la foule obsédante des astres. Le chemin qui le travers prolonge la Voie lactée. Les silences infinis dont s'effrayaient Pascal sont ponctués par ses blocs. Une joie cosmique me saisit de me sentir soudain au centre des espaces, conscients d'une matière dont les routes s'amorcent ici dans leur perpétuelle divergence. Ivresse !

Certes, ce que tente l'Observatoire de Jaïpour, la basilique romane l'accomplit et la cathédrale gothique le chante. Je songe à Paray-le-Monial, où la poésie des nombres se fait psaumes. Je songe à la cathédrale de Chartres, ce microcosme de prières. Mystère de son labyrinthe, et cette émotion qu'aucune loi esthétique n'explique. Paray, Chartres, mais aussi Angkor, l'Acropole et Jaïpour, fragments déjà ressuscités de la création, lieux où elle a déjà cessé son attente et les douleurs de l'enfantement.