Cette Inde qui n'a pas appris à jouer

La Croix 2/9/1968

 

En Inde, les enfants ne jouent pas. Toujours dans le tiers-monde, ils jouent moins qu'en Europe, mais encore moins ceux de l'Inde, trop tôt absorbés par les tâches ménagères : il leur faut porter et soigner le petit frère, souffler sur le fourneau de terre interminable à entretenir, chercher l'eau à la fontaine éloignée. Immédiatement absorbés par l'univers des adultes, ils ignorent les royaumes de l'enfance.

À Dehli, cet hiver, ne l'ayant pas compris, j'ai voulu offrir un jouet à la fille âgée de deux ans, d'un de mes amis de condition très pauvre. Où trouver ce jouet ? Dans le bazar qui jouxte Connauth Circus, au cœur de la ville commerçante ? Une seule échoppe vend quelques jouets mécaniques, tout écaillés et incapables de distraire un enfant plus de deux minutes. Dans le Grand Magasin d’État voisin, où se rassemblent les productions de toutes les provinces ? Il possède bien un rayon de jouets en bois peint, mais visiblement pour que les étrangers les rapportent en souvenir. Faute de trouver même une poupée, j'ai fini par acheter une locomotive de bois à traîner par un fil.

Minou, tel était le nom de la petite fille, ne la prit pas. Elle tourna vers moi ses yeux immenses encore agrandis par le kohl, puis revint vers son frère nouveau-né pour tenter de calmer ses cris.

Le peuple indien doit-il à cette absence d'enfance de nous être si étranger ? Un psychanalyste pourrait le dire. Peut-être ce peuple lui doit-il aussi l'étonnant regard que possédait déjà la petite Minou, un regard sans intention, sans évaluation, sans convoitise ; des yeux qui ne font que refléter ; des yeux qui ne participent pas au spectacle de l'univers ?

Prisonnier d'une vie préfabriquée par la caste et par la famille, encore plus prisonnier de la pauvreté, l'Indien des campagnes et des faubourgs, frustré d'enfance, ouvre les yeux sur une attente sans espérance. Pourtant ces yeux-là, les garçons de vingt ans, dans les villes et s'ils pratiquent un métier, ne les ont plus. Le doivent-ils au cinéma qui occupe chez eux, je l'ai dit ici, une place énorme et qui leur apprend à substituer un univers de fiction à l'autre (cette fiction qui animait jadis pour nous les poupées et muait un vieux balai en cheval) ? Mais pour le moment, l'Inde reste encore le pays dont les enfants ne savent pas jouer, et c'est une des misères du tiers-monde.