L'Inde sans l'homme

La Croix 25-26/8/1968

 

Malgré plusieurs séjours aux Indes (le dernier cet hiver), je me suis rarement risqué à parler de ce pays. Quelque chose en lui me déroute, au point que je n'ai jamais su si je l'aimais ou non. Tout nous y contredit, nous Européens, tellement que je me suis senti plus étranger qu'en terre d'Islam, en Afrique noire ou en Asie confucéenne.

Je me demande, avec les hésitations qu'implique tout jugement sur l'Inde, si cet éloignement et mon incapacité de comprendre ne viennent pas de ce que dans ce subcontinent gigantesque et contradictoire l'homme, dont avec la civilisation hellénique nous avons fait la mesure de toutes choses, n’apparaît plus au contraire la

mesure de rien, ni dans une société où la caste le submerge, ni dans une religion aux dieux indifférents à son destin et sans véritable existence, ni dans l'art où l'invasion cosmique entraîne les idoles multiformes en une harmonie pour nous indéfinissable même quand, ainsi le temple de Tandjore à la pyramide sans ombre, elle nous touche à l'âme. Curieux paradoxe que l'Inde ait appelé Le Corbusier – l'Hellène de notre temps, restaurateur de la dimension humaine dans l'architecture – pour construire une de ses capitales.

Cette évacuation de l'homme n'est-elle pas le secret de l'indifférence indienne à la misère et à la douleur humaine ? Pourtant, combien agressive cette misère ! Elle se jette à votre face. Elle vous assaille. Faubourgs de Bombay ou de Calcutta, et même ce jour à la gare de la Nouvelle-Dehli, ville dont on écarte les pires dégradations : le spectacle en était si véhément que j'ai fui.

L'indifférence des Indiens à cette misère n'est pas seulement accoutumance, je crois. Elle résulte aussi, certes, d'une métaphysique : le sort d'un homme est toujours conditionné par ses existences antérieures. Mais elle vient surtout de ce qu'ici, comme je viens de le dire, l'homme ne compte pas. L'Inde vit au-dessus de l'homme, évadée dans le spirituel, ou bien au-dessous. L'animal prime. Je revois à Jaipur – /une ville rêvée par Mozart, tout en crépis roses ourlés de blanc, - les enfants aux yeux agrandis de faim regarder les pyramides de maïs qu'on jette aux pigeons et ces lépreux qui meurent dans la rue au pied d'un hôpital destiné aux bêtes. Dans la substance cosmique, l'homme disparaît, désindividualisé, vidé par l'absence de toute distinction entre le moi et le non-moi, repris par le système des castes dans une sorte de tissu qui l'engloutit avec le ciel et la terre.

Déroute pour moi, ce monde indien. Mais les jeunes de ce pays, imprégnés d'Occident par les films qu'ils appellent des « pictures », atteints malgré tout par une philosophie politique teintée de marxisme, comment supportent-ils ce monde-là ? Refus de penser ? Opium d'un verbalisme prétentieux ? Incohérence intérieure ? Dédoublement de la personnalité ? Cela n'aura qu'un temps et les révolutions futures de l'Inde seront les plus profondes et les plus douloureuses du monde.