Sur la terrasse du Taj Mahal

La Croix 8/5/1968

 

J'ai connu la grâce du Taj Mahal.

Certains méprisent ce mausolée qu'un grand Moghol éleva pour sa favorite.  Ils ne voient en lui qu'un échantillon du « style casino d'Enghien ». Il les offusque... Que ne l'ont-ils vu ce matin d'Agra. La chair de son marbre vivait des ombres encore longues et il érigeait sa blancheur sur un ciel couleur de lavande ; une blancheur non pas de neige, mais de ces roses qui cèlent un reflet d'or à la naissance des pétales. De ces mêmes roses, son dôme épousait aussi la forme, ramassé comme leur cœur. Et le plus beau poème d'amour de tous les temps, je l'ai entendu dans cette musique de pierre.

Sous un vent léger, le fantôme inversé de cette blancheur tremblait aux vasques du jardin, entre des corbeilles de pétunias. On tondait les pelouses de ce palais, rêve pour une reine défunte, et l'air sentait le printemps. Un paon offrait au soleil les milles ocelles de sa roue.

Demeurais-je encore sur la terre ? Comme dans les légendes, n'avais-je pas franchi la porte interdite ? Un dragon ne me viendrait-il pas chasser de ces parterres trop beaux pour la terre ? J'en balbutiais d'ivresse.

Et je me penchai sur la terrasse, de marbre blanc, elle aussi, qui borde le fleuve. Le Fort-Rouge dressait sur l'horizon un idéogramme de puissance et d'orgueil. Rien ne troublait pourtant la paix du paysage de plaine, et même pas la grande ville dont la brise chassait les rumeurs. L'eau glissait, paisible, entre ses rives de sable. Mais que portait-elle comme maternelle ? Replié sur soi et semblant dormir au fil du courant, le cadavre d'un enfant de cinq ou six ans.

Nul n'y prêtait attention. Quelques musulmans priaient. Dans cette eau, des brahmes poursuivaient le rituel de leurs ablutions. Personne ne détacha la barque qui se trouvait là, sous la terrasse. La tête légèrement immergée, le petit corps dérivait toujours. Il mit longtemps à disparaître.

Quand je me retournai, le Taj Mahal s'était flétri.