L'Inde comme je l'ai connue

Par Alberto Moravia12

4/8/1963

 

Que de livres sur l'Inde ! On finit par hésiter à les lire. Pourtant celui de M. Alberto Moravia se distingue de la masse. Il est l’œuvre d'un très grand écrivain : cela le sépare déjà du flot très impur des reportages journalistiques. Mais surtout ce livre témoigne d'une amitié d'analyse psychologique qui, certes, n'étonne pas chez un romancier de la classe de Moravia, mais qui excite l'esprit. En achevant ce petit ouvrage on a l'impression d'avoir compris quelque chose de plus.

On ne regrette que plus l'assez mauvais chapitre consacré à Nehru. Ces pages donnent l'impression d'avoir été inspirées par le snobisme. M. Moravia est flatté d'avoir été reçu par un homme d'état qui fait parler de lui. Il veut que nul n'en ignore. Cette vanité méditerranéenne évoque celle de Malaparte consacrant un chapitre de Kaputt à claironner ses relations amicales avec je ne sais quelle altesse suédoise.

Ce snobisme puéril (Moravia doit porter un diamant au petit doigt) s'oublie vite et mérite d'être pardonné. Jamais, en effet, n'ont été si bien analysées les causes de cette misère indienne que l'auteur sait à la fois traduire de façon poignante et décrire avec sobriété. Il frappe d'autant plus qu'il est discret. Mais Moravia remonte aux causes : à l'éternelle colonisation, de plusieurs millénaires antérieure à celle de l'Angleterre, aux couches des croyances qui emprisonnent l'âme indienne, au système des castes aboli mais persistant.

L'Inde livrée au racisme des castes et à la somnolence de sa religion, ainsi pourrait se sous-titrer un livre pourtant plein d'amour pour ce pays où  « le monde humain, historique, est vidé de toute importance et de toute signification, réduit au néant ». L'ouvrage de Moravia se termine par ces mots – Et l'Inde, en effet, c'est l'envers de notre monde occidental. C'est aussi la contradiction d'un pays ivre de Dieu, mais où s'applique encore dans les faits la loi de Manu : « Les Chandalas (parias) habiteront en dehors du village et leur richesse consistera en ânes et en chiens, leurs vêtements seront ceux des morts. Ils mangeront leur nourriture dans de la vaisselle cassée, leurs bijoux seront en fer et ils devront toujours errer d'un endroit à un autre. Tout homme qui remplit ses devoirs religieux n'aura pas de rapports avec eux. Ils vivront et se marieront entre eux. Leur nourriture leur sera portée dans des assiettes ébréchées ; la nuit ils ne devront pas traverser les villages et les villes ; le jour ils pourront circuler en portant les instruments de leur travail, lequel d'ailleurs, consistera à transporter les cadavres de ceux qui n'ont pas de parents. Telle est la loi. ». Heureusement que M. Nehru, opposant l'Inde à l'Occident et à l'URSS, nous affirme que si les autres ont des richesses, ce pays « a pour lui la pureté morale » !

 


12 Traduit par Claude Poncet, Flammarion.