L'Inde sera-t-elle une grande puissance ?

IV Chez un despote éclairé

Quand on quitte la province de Bombay ou la province de Madras, l'État de Maïsour (Mysore) réserve un enchantement. Non pas que le paysage y soit plus beau – bien au contraire. Mais au sortir de cette grouillante misère, de ces villes où la mauvaise gestion publique est un phénomène en quelque sorte visible et palpable, l'ordre et la richesse donnent la même qualité de plaisir qu'une œuvre d'art.

Un poteau frontière, l'acquittement d'un péage : brusquement tout est changé. La piste devient une route de ciment, aux cases succèdent des maisons. Bangalore et Maïsour sont de belles villes. De larges boulevards bordés d'édifices modernes, des places avec des squares, tout y révèle un véritable urbanisme. Une exposition industrielle nous a donné une haute idée de la prospérité locale.

Sans doute cet État doit-il cette richesse à son barrage, un des beaux ouvrage d'art du monde. Il la doit surtout à la qualité de ses souverains. Ce furent des « despotes éclairés », au sens où on l'entendait au XVIIIe siècle, et peut-être, tel est l'état social de l'Inde, cette formule de gouvernement ne comportait-elle pas que des défauts. Et ici le palais de maharajahs, sorte de Kremlin où temples et résidences s'enchevêtrent, s'insère dans un décor urbain et décent que tout ce faste ne choque pas1.

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Une autre réflexion s'impose aussi. L'Inde peut produire des réussites même temporelles, mais à une échelle plus réduite que ses dimensions continentales. Depuis deux ans Dehli a pratiqué une politique continue de centralisation. Elle l'a pratiquée avec obstination. Les obstacles furent d'ailleurs moins grands qu'on l'imagine. Le système féodal indien était si usé qu'il s'est écroulé presque de lui-même. À Haïderabad l'armée indienne n'a-t-elle pas eu que quatre morts... dans un accident d'auto ?2 On imagine que M. Nehru et ses proches collaborateurs ont obéi à un souci louable. Ils ont vu l'exemple du maréchal Tchang Kaï Chek, homme de valeur lui aussi et dont l'échec n'est pas une raison de le vilipender comme on le fait trop souvent dans la presse. Tchang, dans son effort réformateur, a été paralysé par les gouvernements de province. Dehli a redouté un pareil sort.

Ajoutons qu'existe une certaine décentralisation. Par exemple la prohibition ne sévit que dans un nombre limité de provinces. Cette décentralisation est-elle suffisante ? On peut en douter. Dans ce continent peuplé de blancs, de noirs et de jaunes, où l'on parle quelques cinq langues principales sans compter une multitude de dialectes, une formule fédérale, ou même plutôt confédérale, n'eût-elle pas été la meilleure ? N'eût-elle pas permis une plus réelle démocratie qu'un système prétendu parlementaire où, fait bien suspect, on vote les constitutions à l'unanimité ?

Ce soir, à Maïpour, en admirant les illuminations de la ville, j'écoute un ami m'expliquer la politique intérieure de l'Inde. Cet Indien du sud, si doux, au regard couchant de gazelle, s'anime soudain. Sa voix s'élève et vibre de haine. Il me parle des Bengalis, ses compatriotes jaunes du nord : « Ce qu'ils veulent, c'est dominer, me dit-il. Ou ils nous coloniseront, ou ils feront sécession. On ne peut pas s'entendre avec ces gens là. »

L'Inde complexe, diverse et même disparate, ne risque-t-elle pas des remous à prendre forme d'état unitaire ?

 


1 On devine bien pourquoi l'Inde a choisi Maïpour comme siège de la conférence de l'OIT.

2 Nous ne parlons pas, bien entendu, des massacres des populations.