Holicott retrouvé

V – Holicott retrouvé

Est-il vrai récit des Indes sans qu'on parle des singes ? Ce matin, ils ont envahi notre train. Voyageurs imprévus, ils sont entrés par toutes les fenêtres de notre compartiment et ce fut un assaut en règle de nos bagages. Heureusement ces singes sont très civilisés. Ils connaissent le signal du départ. Un coup de sifflet du chef de gare, tous avaient disparu... nous sans avoir emporté les oranges que nous gardions en provision pour la soif.

Maintenant nous sommes dans les montagnes bleues. Enchantement de la montagne sous les tropiques ! Au gré de l’ascension nous traversons tous les climats. Aux caféiers et aux hévéas ont succédé les daturas. Nous voici maintenant en zone méditerranéenne : cette forêt de mimosas blancs, intensément odorante. Montons encore, nous ne verrons plus les œillets d'Inde, évocateurs de tous nos jardins, qui bordaient la route, ni ces espèces d'héliotropes couleur de feu, et bruissent désormais les eucalyptus à la musique métallique. Un détour du chemin et n'est-ce pas la Bretagne ? Les ajoncs sont en fleurs au bord d'un ruisseau. D'épaisses vaches, comme chez nous, broutent et ruminent.

Montagnes bleues, vraies levées d'azur sous les soleil toujours aussi dur. Crêtées de lumière, écumeuses de toutes leurs floraisons, elles déferlent à l'assaut du ciel. Elles dressent leur houle pétrifiée à quoi l'érosion donne tous les dessins des vagues. L'érosion, ce mot est comme le résumé géographique de l'Inde. Paysage admirable mais paysage d'usure. Et comme malgré nous, nos pensées reviennent à la politique. Cette érosion géologique n'est-elle pas l'image de l'Inde ? D'instinct nous considérons toute colonie émancipée comme un peuple jeune et neuf. L'Inde, au contraire, ne gît-elle pas comme écrasée sous trop de siècles ? Sa colonisation n'a-t-elle pas résulté plus de sa vétusté que de sa jeunesse ?

Ces réflexions, je me les suis déjà faites à Gingy, l'imprenable forteresse que Bussy prit avec quatre-vingts hommes. Toutes les ressources de la fortification jointes aux défenses naturelles d'un piton rocheux n'ont pas prévalu contre une attaque minime, tant était épuisé le système politique et social qu'elles prétendaient préserver.

Mais nous voici sur la montagne. L'air est si vif au sortir des plaines qu'il nous étourdit un peu. Et là, dans un de ces hôtels bungalows qui transportent aux Indes comme un morceau d'atmosphère anglaise (oh ! la grille de faux charbon dans une fausse cheminée !) j'ai retrouvé Holicott.

La rencontre d'Holicott

Qu'il a vieilli le joueur de polo aux joues roses, l'ami de Francis de Croisset ! La nuit est tombée et, pour dîner seul dans cet hôtel à peu près vide, il a revêtu son smoking. Nous sommes en pays de prohibition, aussi m'emmène-t-il dans sa chambre pour boire avec lui un très britannique whisky clandestin.

Holicott n'a jamais aimé parler politique. Vous vous rappelez aussi qu'il n'a jamais douté de la supériorité de son pays. Mais là, tout seul avec moi, étranger à lui-même au point d'arpenter fiévreusement la pièce, il s'abandonne : « Nous n'aurions jamais dû quitter les Indes, me dit-il. Pourquoi sommes-nous partis ? Quelques bataillons suffisaient à nous maintenir. Qu'on ne nous parle pas d'un nationalisme indien dont vous avez constaté vous-même l'inexistence. En réalité, nous avons sacrifié l'Inde à la livre.  Nous nous sommes débarrassés d'une colonie non rentable.  Nous avons préféré reporter notre effort sur la beaucoup plus productive Afrique. Nous nous sommes bercés de l'illusion que quittant les Indes nous y resterions, qu'au moins nous y reviendrions. On ne reprend pas les Indes. À vrai dire, nous n'avons fait que creuser un grand vide au sud de l'Asie, que percer une brèche dans le système occidental. Nous n'y avons qu'une excuse : les pressions des Américains et leur stupide anticolonialisme. »

« Les Américains prétendent au communisme opposer le nationalisme. Ils oublient qu'en Asie l'émancipation coloniale crée un désordre politique, économique et social à travers quoi s’infiltre ou s'impose le communisme. »

Holicott s'est versé une nouvelle rasade de whisky. Je crains bien que, dans la nuit, il a vidé toute la bouteille.