Holicott retrouvé

VI – Dans la bibliothèque de Tandjore

L'Inde politique, dressée comme un enfant qui voudrait ajouter une coudée à sa taille, est-elle l'Inde véritable ? Ou plutôt n'est-ce pas un mauvais décor pour un opéra génial ? Tandis que l'avion d'Air India (disons-le, une compagnie parmi les mieux organisées du monde) m'emporte vers le Pakistan, je me pose ces deux questions.

C'est dans mon esprit toute une association d'images disparates. Je revois ce saint homme, enraciné comme une plante au portique d'un temple, tandis que juché sur son épaule un singe cherchait ses poux. Je revois dans les bazars les pyramides de fleurs effeuillées, l'animation presque incohérente des rues avec les charrettes tirées par des vaches bossues aux hautes cornes boulées de cuivre, et tout à coup le klaxon brutal d'une voiture américaine.  Souvenir de Trichinopoli où le collège des jésuites s'insère parmi les pagodes tandis que le temple Rock, montagne de haut en bas peinte de blanc et de rouge, flamboie dans le soleil comme un brasier géant. Inde du sud, si douce avec ses étangs aux nénuphars pourpres, ses pagodons à l'ombre des palmes, et le peuple des dravidiens beau comme des Hellènes  qui seraient noirs. Et Tandjore, Tandjore surtout, où la profusion de l'art indien s'équilibre aussi parfaitement que la nudité du Parthénon.

Oui, derrière la façade politique, cette Inde là est vivante. Je l'ai compris brusquement dans la bibliothèque de l'ancien palais des Maharajahs de Tandjore. Parmi les livres gravés sur des palmes, accroupis à de minuscules pupitres, de jeunes hommes aux yeux brûlants, déchiffraient des manuscrits. La lumière filtrée par des grilles, il régnait dans la pièce une pénombre d'église. Ici vraiment soufflait l'esprit.

Souffle-t-il aussi dans les temples ? Peut-être, mais derrière un voile de paganisme contre quoi mes quinze siècles de christianisme se révoltaient.  Je sais que sur ce paganisme pousse une admirable philosophie, ainsi la fleur sur le terreau. Et pourtant, ces dieux à face d'éléphant, ce culte phallique c'est le vrai paganisme. Un Polyeucte sommeillait en moi, que j'ignorais. Il proteste avec passion contre ces dieux tapis dans le fond du temple, araignées dans leur toile, guettant leur proie.

À Tandjore, j'ai compris qu'il fallait voir au delà et de ce paganisme et de la politique. J'ai compris ce que serait une Inde qui ne tournerait pas le dos à sa vocation. Une Inde suffisamment décentralisée pour que chacune de ses composantes librement s'exprime. Une Inde qui n'égarerait pas son génie vers une politique mégalomane, mais le consacrerait à rendre à notre monde vide une âme.

Dernière vision : un joueur de flûte dans un petit temple, un adolescent de quinze ans. Ce bel enfant consacré aux dieux, disparaîtra-t-il dans la tombe des arènes politiques ou redira-t-il au monde le message, hélas ! oublié, de Khabir ?