Pondichéry capitale d'un France tropicale

ne serait qu'une bourgade sans la présence française

 

L'Aube 23/3/1950

 

Où Pierre Loti conte-t-il cette anecdote d'un Indien de nos établissements déclarant à un fonctionnaire corse : « Deux siècles avant vous, nous étions Français » ? Tandis que mon pousse me traîne dans les rues rectilignes de Pondichéry, j'évoque cette anecdote. Elle traduit le caractère vraiment français de la ville.

Au sortir de la grouillante Union Indienne, tout y est insolite. L'ordre d'abord, et la propreté des rues. Franchie la frontière, cet ordre devient un phénomène en quelque sorte palpable. Je ne dis pas que notre administration soit parfaite : mais combien supérieure à celle de cette province de Madras qui de partout cerne nos Comptoirs ! Des rues sans immondices, où ne traîne pas le bétail, des écoles dont les enfants sortent en volées de moineaux, une population mieux nourrie et qui sait sourire : tout contraste avec le grand pays voisin.

Ce caractère français des Comptoirs frappe d'autant plus qu'ils n'ont jamais été des « colonies ». Point de peuplement européen ici. On compte sur les doigts de la main les familles créoles, toutes dans le commerce. C'est presque sans implantations de personnes que nous avons imprimé notre marque sur ce pays. Nous ne l'avons pas colonisé au sens propre du terme : nous lui avons donné un style de vie.

Même nos défauts

Les manifestations de ce style de vie française sont touchantes.

Il arrive même qu'elles irritent, tant il est surprenant de voir jusqu'à nos défauts transposés dans le cadre indien. Qu'il s'agisse de solliciter un emploi, de faciliter une affaire, on use des mêmes moyens que dans nos villages. Et sans doute est-ce notre caractère paysan qui a créé comme une sorte d'accord préétabli entre ces populations rurales et nous.

Mais à Pondichéry, on voit aussi le meilleur de nous-mêmes et d'abord notre sens de l'urbanisme. Cette ville est vraiment belle. Des rues droites, des maisons crépies d'ocre ou de rose sur quoi tranchent les colonnades intensément blanches, une rigueur de tracé que corrige le flamboiement d'un bougainvillier, l'irruption soudaine au travers de la rue d'un de ces jasmins grands comme des chênes et par-dessus les toits à terrasse le panache mouvant des cocotiers. L'ordonnance précise des bâtiments et l'exubérance de la nature tropicale composent une sorte de sonate visuelle, l'une et l'autre se mettant réciproquement en valeur.

Pondichéry : un coin de France tropicale.

Pondichéry sans les Français ? Une bourgade

Ce matin je rêve sur ma terrasse, incapable de me détacher de tant de beauté ambiante : le ciel intense sur la cime des palmiers et surtout ces nappes de parfum qui montent de mon jardin. Par moment prédomine l'arôme sucré des jasmins et de ces fleurs blanches à cœur jaune qu'on appelle ici les Lilypour, à d'autres la senteur des citronnelles, à d'autres encore, quand se lève un peu de brise, venue d'au-delà de la ville l'odeur poudreuse de la rizière.

Sur un toit voisin, des rats palmistes se poursuivent. Ils jouent comme chez nous les petits chats, tandis qu'à mes pieds un margovia pointe sa tête vers le ciel.

Une porte française

La grande maison sans vitres est encore fraîche à cette heure où silencieux le boy fait semblant de préparer mes vêtements. Dès qu'il croit n'être plus observé, il tire un livre de sa poche. Il lit sans cesse. Quoi ? Je l'ignore, ne connaissant pas le tamoul. Ici, dans nos Comptoirs, l'analphabétisme est presque  inexistant. La moitié des enfants environ passe le certificat d'études tamoul, l'autre moitié le certificat d'études français. Hier, j'ai visité le collège. Dans des classes où voisinaient la photo de Gandhi et celle du Président Auriol, de jeunes Dravidiens, aux yeux d'antilope étudiaient une tragédie de Racine. Nous avons aussi un embryon d'université, avec une école de droit et une école de médecine. La formule est intéressante. Ce sont les magistrats du tribunal qui enseignent le droit, et les médecins de l'hôpital qui enseignent la médecine. En fin d'étude, leurs élèves viennent en France pour passer une sorte d'examen complémentaire (un peu trop facile, me dit-on) qui les confirme dans leurs diplômes.

Que deviendrait tout cela si nous n'étions plus à Pondichéry ? Mais que deviendrait même Pondichéry ? Cette ville n'existe que par nous. Avec son gouverneur, ses ministres (les Établissements jouissent d'une pleine autonomie), son tribunal et son hôpital, elle est une capitale. Bourgade perdue sur la côte de Carnatic, elle ne doit qu'à la présence française d'être une ville. Elle n'est pas sur un nœud de communications, elle ne possède aucune richesse naturelle. Elle vit d'être au long de l'Union Indienne, une sorte de porte française.

 

Voyage au plus petit territoire de l'Union Française