Georges Le Brun Keris

Orphée

Le voyage d'Orphée

A André Colin

Eurydice, je vois tes mains sortir de l'ombre, hésitantes comme les mains de l'aveugle au devant de lui, ou comme le nageur les lève chargées d'algues d'ombre encore attachées à tes doigts.

Mais déjà l'ombre se referme comme une eau, glisse sur elle-même, et tes mains ne sont plus qu'un reflet englouti...

Plonge aux ténèbres, mon âme, plonge dans la nuit épaisse et moite comme une glaise. La nuit m'enlise et glisse dans ma bouche son goût humide. En vain je chante, mon chant meurtri se tourne contre moi, il m'enroule, et lentement je coule à travers la nuit.

Je ne te poursuis pas Eurydice, je coule dans les ténèbres sans te voir. Mon cœur est trop meurtri pour même te désirer. T'atteindrai-je jamais, Ô fiancée inconnue, épouse dont je ne sais pas la voix ?

Ma douleur n'a pas de nom chez les hommes. Et veuf qui n'a jamais connu d'épouse, j'attends les mains vides l'Eurydice que je n'ai même pas perdue.

*

**

Si je t'avais pour supporter la douleur de t'avoir perdue, Eurydice ! Je me réfugierais en toi pour supporter ma tristesse. Ouvre, maternelle, ton bras si frais à mon front...

Laisse. J'endors près de toi ma tristesse, Ô fantôme, et que j'avais pu chérir ! Sinon toi, qui pourra la comprendre ma peine ?

Vois mon front précocement vieilli. Je n'ose même pas te demander l'amour, mais cette tendresse maternelle et ton indulgente pitié.

La nuit épaisse colle à la terre. Je la sens battre à toutes les pulsations lourdes de la vie, l'énorme nuit où je m'enlise.

Seulement entendre ta voix, seulement ta main sur mon front... Ô toi que peut-être j'eusse aimée !

*

**

Aucune lueur n'éloigne la terre de la nuit, la nuit glaciale et déserte, si vide que ma douleur s'étend à son envergure. Ma douleur emplit l'énorme nuit de la terre.

Visages, visages, ah ! Qu'un fantôme troue la nuit. Visages... Mais dans la nuit trop froide je ne perçois même pas ton visage, Eurydice.

Ma gorge se serre, ma langue est pétrifiée dans ma bouche. Ah ! Ne me laisseras-tu pas le temps que j'avale ma salive, douleur ?

Si intenses se confondent la nuit et ma douleur, que la nuit est tout entière dans mon âme et toute ma douleur sur le monde. Mais le visage d'Eurydice demeure au fond de mon âme comme sous la nuit l'Espérance.

*

**

J'ai mené ma douleur par les grands champs de la lune...

Et si fort coule le clair de lune que les étoiles en sont bleues...Il coule au long des ténèbres, glisse aux arbres, et baigne dans le clair de lune les herbes soudain transparentes.

Le clair de lune repose aux branches comme une neige, et repose sur la terre son silence.

Repose, ma douleur, dans le silence, repose dans la grande nuit de la lune. Calme douleur endormie sous des flots silencieux d'azur, et si l'aube est lente à venir, accepte cette douleur comme une escale au long de ton océan, ma douleur.

Novembre-Décembre 1939