Orphée (autre version)

Parle-nous de la douleur, Melete. Dis-nous, toi si sage, cette force qui prend Orphée dans sa chair, comme la marée travaille la mer jusqu'à l'extrême profondeur. Dis-nous ce regard qui le fouille plus obstinément que les étoiles ne dardent leur éclat dans les flots. Aussi mystérieuse est pour nous la douleur que la brusque fuite des comètes dans l'éther qu'elles ensanglantent.

La douleur est un des noms de l'amour.

Que nous dis-tu ?

Les hommes ont besoin des hommes pour vivre. Comme l'arbre entaillé trop profondément ne tarde pas à se flétrir, l'homme privé de ceux qu'il aimait, sent sa vie couler par une secrète blessure. Le sourire se fane à ses lèvres, son front se plisse comme une feuille desséchée, il geint et soupire, et c'est comme le son du bois que la hache déchire. En vain le soleil et la pluie alternent leurs bienfaits sur l'arbre blessé, de même en vain renaît le printemps autour d'un homme blessé d'amour. Il ne l'entend pas. Les matins d'avril n'ont plus l'odeur imperceptible du naissant feuillage. La lumière pour lui est obscure et le fleuve moiré d'or sans reflet.

Il erre, désireux de solitude, jusqu'à l'heure où vient l'oubli. Ô Mneme ! Éloigne-toi des hommes qui souffrent. Laisse plutôt Aïode les bercer, leur verser l'extase qui les guérit. Sinon que vienne pour eux la mort, qu'elle les emporte vers ses régions immobiles, vers ces plaines où s'avance Orphée.

Un soir, les solitudes ont monté de la terre,

Visages dissipés par l'ombre, des visages

Fondus dans le silence et l'oubli, effacés

Comme les fronts usés des statues englouties.

Et chacune avait un visage, et chacune,

Mystérieuse sœur de compagnes sans nombre,

Venait vers moi. Et je sentais sur moi l'haleine

Des visages étreints où je cherchais l'absente.

Se peut-il que ton front se soit déjà terni

Et tes yeux dilués dans ta face incertaine,

Compagne dont les dents faisaient tinter le rire ?

Eurydice, tes mains ne sont plus qu'un reflet,

Épaves balancées dans les eaux de la mort,

Algues d'ombre flottant aux marais de l'oubli.

Et même si jamais je parviens à te joindre,

Même si dans tes yeux je repose mon âme,

Oublierai-je le chant triste des solitudes ?

Oublierai-je ses mains tâtonnantes dans l'ombre,

Ce cri surtout, ce cri contracté de détresse,

L'ultime appel des morts aux rives de l'oubli ?

Mon âme a trop vécu parmi les morts, déjà

Trop de mon cœur demeure au-delà du silence.

Comme un nageur l'odeur des lagunes sableuses,

Je garde le parfum du pays ténébreux.

Comme la mer résonne au creux d'un coquillage,

Résonne dans mon cœur le silence des morts.

Visages abolis qui vivez pour moi seul,

Mon cœur peuplé de morts me ramène vers vous.

Mes amis, laissez-moi, je ne suis plus d'ici.

Trop de regards éteints ont pesé sur mon âme.

Jamais plus je n'irai par les campagnes claires,

Dans les soirs imprégnés du parfum des tilleuls,

Sans entendre des voix qui ne sont plus d'ici.

Si je me penche au creux des mares cerclées d'or,

J'y verrai des reflets que vous ne pourrez voir.

Visages d'autrefois apparus pour moi seul

Et que seul désormais je saurai reconnaître.

Comme ces fleurs des eaux que portent les étangs,

Les visages des morts émanent des ténèbres.

L'ombre vit de regards à jamais disparus.

Que m'importe le chant des matins cristallins !

À travers les enfers je porte avec moi,

Spectres bien-aimés je suis à votre quête,

Seul votre souvenir apaise ma douleur.

Souvenir ? Ô présence au cœur même de l'être.

Mon âme a dépassé l'étroitesse des corps,

Les vivants et les morts se confondent pour moi.

Ombres, mes souvenirs, je ne survis qu'en vous,

Vous seuls avez gardé les chemins de mon cœur.

Comme un écho lointain sonne des monts aux rives,

Vous revenez en moi, vous me hantez. Je vis

D'avoir longtemps vécu la main dans votre main.

Déchirante douceur du souvenir… Savoir

Que les jours écoulés ne se reforment plus.

Je ne vous verrai plus, jeunes hommes, mes frères.

Je ne monterai plus les côtes odorantes

Des collines dorées où mûrissent les vignes

En entendant vos chants monter derrière moi.

Nous n'irons plus ensemble au devant de la lune

Par les prés de Juillet où crissent les grillons.

Aucun homme jamais n'aura votre visage.

Et pourtant, par delà les collines heureuses,

Plus loin que l'univers et plus près que mon cœur,

Se reforment les voix que je croyais éteintes.

N'est-ce pas vous ce chant des sources dans le soir ?

Vous revenez, Ô morts, des rives de l'oubli.

Vous êtes ce moment essentiel où l'âme,

Pure soudain des voix obscures de la vie,

Ose se retrouver et soi-même s'étreindre.

Vous êtes ce suspens au battement du cœur ?

Je sens que par delà mes gestes éphémères

Quelque chose de moi vous a déjà rejoints.

Trente années de ma vie ont dépassé le temps,

Une part de moi-même est déjà chez les morts.

Parques, Ô tendres sœurs qui reprenez mes jours,

Un par un les glissant aux trames éternelles,

Ne les démêlez pas de tous ces jeunes morts.

Je suis l'un d'eux… J'apporte à Charon mon obole :

Ces jours, ces mêmes jours que nous avons vécus.

Vivre ? Mourir ? Tout se confond. Il n'est que d'être.

Retourné vers le moi que je fus, je l'embrasse.

J'étreins des jours défunts devenus éternels.

Ô jours ! Jours de printemps crépitants de feuillage,

Jours d'été qui pesez sur les campagnes mures,

Taisant jusqu'au parfum des roses assoupies,

Jours gorgés de bonheur comme un fruit de suc,

Revenez-moi ! J'aborde à vos rives. C'est moi !

Ô mes jours confondus et repris en vous-mêmes ;

Accueillez-moi ! Je vous renoue à mon destin.

Ô rumeur retrouvée des matins de l'enfance,

Rires, babils fusant par trilles dans l'air vif,

Dès le seuil de la mort je vous ai reconnus.

Tous vous m'attendiez aux berges de l'Hadès,

Mes jours ! Voici qu'enfin je me rejoins moi-même,

Je suis moi, dans ma plénitude renouée.

Mes sœurs, écoutez dans le chant d'Orphée le dialogue mystérieux de la vie et de la mort. La vie de l'homme monte comme une interrogation à qui seule la mort répond, et sans cesse en lui la vie et la mort se mêlent, se composent, donnent à ses jours leur visage contrasté.

À la fin la mort l'accueille, le prend dans son grand bercement de silence, l'enveloppe et le pénètre, l'enroule telle une nuit – cette nuit à l'obscure lumière si dense qu'elle en est comme substantielle -, mais cette mort n'est que le porche de la vie. Elle est le cocon soyeux de la chrysalide, l'ombre propice aux successions des métamorphoses.

Ah ! Plutôt que la mort chantons la vie. Ces ciels de printemps, si tendres qu'ils s'effritent et déposent sur les collines et les arbres, qu'ils ombrent d'azur, le jaillissement des fleurs. Les nuages blancs qui tournent comme une ronde d'enfants. Chantons la vie.

La vie qu'Orphée poursuit dans les déserts de l'Hadès sous le fuyant visage d'Eurydice, la vie qui l'anime si puissamment que l'ombre lourde de l'enfer ne parvient pas à l'étouffer. Chantons la vie. Et toi, Orphée, poursuis ta route. Descends plus profond dans les mystérieuses galeries de ton cœur, progresse dans ces landes que tu recèles.

Enfin, j'ai traversé le cercle des attentes.

Quelle soif vous guidait, visages, vers ces rives,

Pâles lueurs mêlées, Ô brume de visages !

Ombres liées au sol et penchées vers le jour,

L'oscillante forêt des vies inachevées.

Je chantais… et ma voix aspirait des ténèbres, -

Comme au flux des beaux soirs affleurent les phosphores -,

Des visages, de purs visages d'hommes jeunes.

Mon chant les pénétrait d'une paisible extase,

Montant en eux comme la sève au creux du bois.

Le renouveau parant les ramures de feuilles,

Fusant dans l'air fragile un murmure d'oiseaux,

Nimbant du chant des eaux les montagnes herbeuses,

N'accomplit tel miracle.

Et mon âme elle-même,

Fouillée comme le sol d'insistantes racines,

Animait mille corps. J'étais ces jeunes hommes.

Ô spectres plus mouvants que les jeunes forêts,

Captifs encore parés des charmes de la terre,

Fantômes où survit l'éclat de la jeunesse,

J'achève le dessin de vos vies suspendues,

Je vous parfais. Ma voix a ranimé votre être.

Mon destin accomplit les promesses du vôtre.

Vivez de moi. Buvez à mon âme donnée,

Chacun de mes instants est votre survivance.

Terre vibrant soudain d'innombrables ramures,

Je vibre de ces morts entés sur tout mon être.

J'accomplis des destins inconnus de moi-même.

Je mue en fruits d'or les fleurs trop tôt fanées.

En vain l'automne mûr rougit le flanc des monts,

Les sources du Printemps ont jailli dans mon cœur.

Je suis pour jamais de tendres jeunes hommes.

Visages apparus au détour de ma vie,

Livrez-moi le secret de vos graves sourires.

Monte en moi cet amour que vous sentiez naître,

Rumeur mystérieuse aux confins de votre âme.

Mon chant expire et nait sans cesse de vous-mêmes.

Il murmure les mots jamais dits, la douleur

Que votre jeune cœur attendait de souffrir.

Et, morts ! Enseignez-moi le secret de la joie.

J'avance parmi vous comme le vendangeur

Passe entre les essaims bruissants de cueilleuses...

Entassez les raisins rougeoyants dans ma hotte.

Jeunes morts, dites-moi le secret de la vie.

Le bonheur n'est-il pas de se donner la main,

Et d'avancer dans la tempête de Novembre,

Face la large pluie que plaquent les rafales.

Ou, lorsque le printemps bourdonne sur les prés,

S'enfoncer dans la combe au parfum mielleux ?

Le bonheur n'est-il pas d'éprouver que la terre

Est vivante, et que la sève dans les arbres

Répond au battement du sang dans notre cœur.

Et le vent, le vent qui fouille les blés murs,

Pénètre en nous l'odeur robuste des moissons.

Le bonheur n'est-il pas d'avancer sur la terre,

Épaule  contre épaule avec les autres hommes,

Et se noyer au flux intense de la vie ?

Et si je vous envie, Ô morts ! C'est de savoir

Qu'entre vous et la vie rien ne s'interpose,

Que vos bras étendus mesurent les étoiles,

Que votre âme se grise au parfum des montagnes,

Et que toute la joie du monde est votre joie.

Joie aux labours épais qui fument sous l'averse,

Joies aux troncs écorchés des saignantes pinèdes,

Joie aux sources fusant blanches entre les rocs,

Joie de la vie ! Et quand l'amour jaillit en fleurs,

En grappes, en parfums, en murmures d'oiseaux,

Oh ! Joie de vous savoir vivants de notre joie.

Et dernier venu que la mort a laissé,

Gabarre abandonnée sans gréement et sans voile,

J'entends sonner l'appel du large, et c'est la mer

Ivre du clair soleil tintant à chaque vague.

Je tressaille quand le vent fou de la tempête

Heurte ma coque et que mes joints craquent d'effort.

Mais cet oiseau venu des rives ignorées,

Voyageur harassé qui se pose un instant,

N’est-ce pas toi, Ô mon amie, n’est-ce pas toi,

Eurydice ?…

Les morts entendent-ils l'appel des vivants ? Eurydice frémira-t-elle à cette voix ? Est-il, cet oiseau, le messager d'une épouse brusquement ravie ?

Ah ! Qu'au moins survive en eux l'amour ! Il suffit. Ils entendront cet appel, les morts âprement pressés aux rives mornes du fleuve…

Les morts gardent les souvenirs des beaux jours. Simplement ils sont plus recueillis que les vivants sur leur souvenir. Il s'y simplifie. Comme d'un arbre émondé jaillit plus ferme le surgeon, comme d'un rosier bien taillé s'épanouit plus large la rose, leur être dépouillé des habitudes adventices, lavé de la scorie des jours, purifié, porte à maturité le plus intime de son essence.

Et quelle est cette intime essence ?

C'est l'amour.

Les morts ne sont plus qu'amour. Plus loin que les sombres rives s'étend le pays d'amour. Une terre comme celle-ci, mais éternellement dans le premier éveil du printemps lorsque les feuilles se défroissent au sommet des branches. Telle une épouse tendrement penchée sur l'époux, tièdes glissent les eaux sur le sol. Sous leur caresse chantent les collines. L'air est un bruissement confus de fontaines. Il embaume l'odeur des terres humides sous le soleil.

Au pays du Bien-Aimé les âmes ont porté le plus beau reflet de leurs jours. Par des vergers à l'herbe vive, sous la blancheur écumeuse des pommiers en fleurs, elles progressent portant vers le Bien-Aimé la corbeille de leurs dons. Elles lui portent ce soir de juin où sous un ciel d'un vert mystique elles ont dit oui à l'amour. À la veille de se faner les fleurs, s'étaient ouvertes plus larges, elles s'étoilaient au détour des haies, palissant de leur éclat avivé le rose poudreux du couchant. Les fleurs sur le point de mourir étaient comme des âmes qui se donnent, et tout ne parlait que d'amour. Alors les lèvres se sont ouvertes, elles ont dit oui, et ce fut comme l'abandon du jour dans la nuit, ce fut comme le jour acquiesçant à l'immense baiser qui l'engloutit.

Dans les âmes qui ont consenti au baiser de la mort, une nuit d'étoiles s'est levée. Un bonheur calme et vaste comme ces nuits d'été où, dans le clair de lune épais, flottent seules les étoiles les plus vives, Cassiopée, Vega…

On dit que les étoiles sont des âmes plus illustres ou seulement plus infortunées…

Les étoiles ne sont pas des âmes. Elles n'en sont que les vertus à jamais fixées dans leur éclat par la mort. Dans chaque âme nage un flot d'étoiles. Elles glissent comme les gouttes d'eau sur un linge. Elles sont la rosée des âmes.

La goutte de rosée qu'embaume le pollen, brillante au calice des roses.

Orphée, poursuis ta route. Sous les ténèbres de la mort, par delà les cercles douloureux des enfers, s'étend la vie. Tu retrouveras Eurydice. Une Eurydice plus radieuse encore, nimbée d'un sourire pudique comme au matin des noces, mais dans l'éclat d'une merveilleuse fécondité. Écoute le secret des muses : dans les périples de ton destin, Eurydice te guide ; elle fait plus, elle t'enfante. Elle te forme à l'image des morts, t'infusant une vie si forte que sans danger tu traverseras les cercles les plus redoutables du fleuve. Poursuis ta route…

Un jour j'ai traversé les cercles des colères.

Assoupies au bord des étangs, elles guettaient,

Sournoisement mêlées aux herbes croupissantes.

Tout à coup elles ont surgi devant ma face.

Leur bouche s'est collée à ma bouche, leurs yeux

Ont pénétré mes yeux de leurs regards aigus.

Et j'ai senti que vivaient en moi les colères.

Elles se repaissaient de ma douleur, rongeant

Ma chair, serrant ma gorge entre leurs dents.

Je ne te pleurais plus, Eurydice… Ta voix

Ne chantait plus en moi. Tu ne me guidais plus.

Autour de moi dormait la nuit, hâve de pièges…

J'errais les mains tendues devant moi, écartant

L'air moite. Je glissais sur des chemins de fange.

Mes cheveux s'accrochaient à des branches gluantes,

Des arbres morts cernaient mes pas, l'étang visqueux

Bavait à mes genoux d'épaisses moisissures.

Je pleurais de ne pas mourir…

Ô mon épouse,

Femme, douce compagne à la voix maternelle,

Ô visage éclatant que parfait un sourire,

Ne te verrai-je pas surgir au bord des eaux,

Toi-même, et radieuse en dépit des enfers ?

N'importe si la peur embrume ton visage,

Si tombent tes cheveux alourdis par les eaux.

Je te prendrai les mains pour charmer ta frayeur,

Je te dirai les mots que l'on dit aux enfants.

Tu resteras, paisible au creux de mon épaule,

Comme un oiseau blessé se calme dans la main.

Mon rêve a-t-il créé ce précieux fantôme,

Ce spectre auréolé de survivante grâce ?

Tu parais. Je te vois, telle aux matins heureux,

Tu dansais, inscrivant tes pieds dans le sable.

Ton rire violait un silence si vif,

Si frais dans l'air bleui de luisante brume,

Qu'il était comme ce silence en gouttes d'or.

Tu jouais en lançant de belles narcisses

Que ramassaient avec des cris de jeunes filles.

Lorsque le jour plus chaud faisait la mer unie,

Vous plongiez, et l'eau glissant le long des bras

Était comme un tissu scintillant de soleil.

Parfois vous chantiez. Ta voix fusait si pure

Qu'on eût voulu la recueillir entre ses doigts

Et s'en désaltérer.

En vain ce souvenir,

Tu n'es qu'une ombre errante aux rives de l'Hérèbe.

Ah ! Que du moins survive un instant ce reflet,

La vision furtive et qui déjà s'efface.

Puisqu'ils se sont rejoints, mes sœurs, puisqu'Eurydice, comme un voile flottant de brume, apparut à Orphée, chantons l'hymne de leur bonheur. Plus rien ne retient en nous l'hymne de joie impatient à jaillir. Comme les beaux jours d'été, absolu est le bonheur qui nous hante. Que sommes-nous, sinon les vases précieux du bonheur, l'amphore où se tient celée la liqueur enivrante de la joie. Que la forme fragile éclate, qu'il noie ses rives le flot de joie. Pourquoi le cœur, sinon pour qu'il brûle d'amour et s'en consume à mourir ?

Chantons l'azur que rien n'altère, où plonge sans le troubler la haute crête des arbres. Chantons midi, l'heure sans parfum – les odeurs mêmes sont mortes – et seul triomphe le soleil. Ah ! Chantons-le. Mais par les champs immobiles, les jeunes hommes et les jeunes filles s'en vont en bandes, couronnés de feuilles naissantes. Vigoureux, ils offrent leur torse au baiser dévorant du dieu. Que leur importe ! L'âpre chaleur, le miroitement des routes, le ciel si dur qu'il en est blanc, tout les grise. Une force en eux les égale à la puissance du soleil, et c'est l'amour.

Appelle ta compagne, Orphée. Ensemble montez vers la joie.

Ne fuis pas, Eurydice, ne fuis pas.

Je t'apporte la vie et son mouvant émoi.

Ton corps va refleurir aux souffles de l'amour.

Tends moi les mains, et de mes lèvres sur mes lèvres, -

Si vivants sont en moi son visage et sa grâce -,

Je vêtirai de chair une ombre fugitive.

Il suffira de se baiser pour que renaisse

Eurydice ravie aux fleuves des enfers.

Quelle voix a troublé le sommeil de ces rives ?

Eurydice ! Eurydice !

Une voix sous la brume

M'appelle.

Eurydice !

Qui m'appelle ?

Eurydice !

Un peu de mon sommeil s'écarte de mes yeux,

Qui marche ? Qui descend au long de ces rivages ?

Quelle ombre a délié le réseau de la mort ?

Je suis Orphée.

Orphée ?

Est-ce le vain écho

A murmurer mon nom sous les trainantes brumes ?

Aucun trouble n'émeut l'exacte résonance.

Éveille-toi, bien-aimée, éveille-toi.

Le printemps délivré jaillit en mille fleurs,

Brise le dur hiver d'éclatantes ramures.

Les prés meuvent au vent une odorante écume.

Dans l'air tout neuf, les arbres lourds, épais de branches,

Palpitent lentement leurs feuilles qui scintillent.

La brise attiédie au souffle duveteux

Glisse le long du corps d'impalpables liens,

Comme se ferme l'eau sur les bras du nageur.

Eurydice, renais au bonheur de la vie,

Aspire cette joie éparse au cœur des choses.

En vain m'appelles-tu – si lointaine la voix…

Lentement de l'oubli affleure ton visage,

Lambeaux après lambeaux tissu par mon amour.

Il transparait comme la neige sous la brume.

Les sons évanouis recomposent la voix,

Les grâces effacées retracent le sourire.

Tu ne vois qu'un fantôme illusoire de moi.

Je disparais. Les bras confondus aux racines,

Les cheveux emmêlés aux herbages des eaux,

Lente je m'engloutis dans le sein de la terre.

La sève sourdement a bu mon corps dansant.

Respire dans la nuit l'odeur lourde des roses,

C'est moi, et le parfum mourant des tubéreuses,

L'âcre senteur des eaux qui montent du rivage.

Je suis le clair de lune aux liquides reflets

Coulant des lambeaux bleus sur les plaines dormantes.

Entends-moi dans la brise où frissonnent les herbes,

Et comprends ce bonheur, être endormie toujours,

Ne plus penser, ne plus aimer, être la terre

Inerte sous le poids des moissons et des vignes,

Échapper à la joie dévorante des hommes.

Terre, sommeil sans fin du monde, aïeule obscure,

Rentrer en toi, gagner le repos de ta chair,

Dormir comme l'enfant au néant des entrailles.

Oh ! Ne plus être…

Et toi qui m'as aimée, Orphée,

Ne me délivre pas de la mort.

Mon amie,

N'entends-tu pas monter vers toi mon chant d'amour ?

Il t'apporte le jour éclatant sur la mer,

La plaine murissante où stagne des fumées.

Ne sens-tu pas souffler l'haleine de la terre,

Comme un baiser glissant au long de tes cheveux.

Respire dans ma voix l'odeur des soirs d'été,

Le parfum confondu des figues et des roses,

Ce demi-jour si imprécis qu'il est odeur,

Murmurante senteur des fleurs qu'on ne voit plus.

Oh ! Ne m'appelle plus. Pourquoi vivre, pourquoi ?

Je ne distingue plus ton visage des choses,

L'absence vous confond en un même visage.

Les arbres, ton sourire et l'automne aboli

Ne sont plus qu'un reflet flottant sur l'eau qui passe.

Le sommeil de la terre a repris Eurydice,

A peine es-tu pour moi le souvenir d'un rêve…

Ne t'éveillera pas la ferveur de l'amour ?

Souviens-toi, les soirs d'été, les corps se cherchent

Muets dans la torpeur des campagnes comblées.

Amie ne sais-tu pas le goût si frais des lèvres ?

Goûte l'enivrement de sentir à ton bras

Un bras plus fort qui te résiste et te maîtrise,

Ployer ton corps, flexible et souple, être une grappe

Follement pressurée en un soir de vendange,

Sentir une heure la plénitude du néant.

L'extase qui jaillit les fleurs sur les collines

Te laboure…

Et la douceur des bonheurs calmes.

Qu'on retire la lampe où brûlent les phalènes.

Des coupes de lait bleu attendent sur la table.

Nous goûterons ensemble aux fruits de l'automne,

La poire aqueuse, agaçante aux dents, la pomme

Brillante et fouettée de rouge et de vermeil,

Le raisin presque noir que rosit le couchant.

Des esclaves silencieux apporteront

Le miel où s'enclot l'arôme de l'été…

Et dans le demi-jour nous entendrons la mer...

Quelle obscure tendresse émeut mon ombre vaine ?

Un besoin sourd d'aimer s'éveille en mon fantôme

Et lentement recrée une forme de femme.

Le goût de me donner recompose ma chair.

Déjà je sens frémir des lèvres qui s'entrouvrent.

Mes bras, soyeux et blancs, doucement se déroulent,

S'écartent dans l'espoir d'étreintes renouées.

Mes cheveux déliés de la moiteur nocturne,

Ainsi l'algue au reflux se sépare des eaux,

Ombrent de leurs replis l'épaule renaissante.

Agiles en dénouent mes pieds des racines.

Tends-moi les mains, une Eurydice recréée

au souffle d'un baiser retrouvera son âme.

Femme issue de la mort, épouse retrouvée,

Viens, nous marcherons sur la simple colline

Doucement incurvée aux caresses des eaux.

Il fera pur, si pur que renaîtra ton âme.

Et délaissant l'attrait des morts, nous franchirons,

Athlètes couronnés, les portes de la vie.

Sans renaître en ta chair la joie et la douleur,

Le fascinant émoi de souffrir et d'aimer.

N'attends plus. Le matin inonde de clarté

Les roses tamaris qui penchent sur la mer.

L'air frémit de parfums imprécis, de murmures

Indéfinis mêlés au chant confus des eaux.

Le ciel frais lavé t'auréole d'azur.

La vague doucement reprise et relancée

Dépose à tes pieds son offrande d'écume.

Dans le jour frissonnant les collines tressaillent,

De leur faîte acéré brisent l'écran des brumes,

Ouvrent leurs flancs dorés aux rayons du soleil.

Lève-toi ! Lève-toi ! Et plonge dans la vie,

Audacieuse, ivre d'amour et de ferveur,

Brûle, sois une proie dévorée et ravie...

Ah ! tout parle d'amour, mes sœurs. Que nous sert notre splendeur impassible ? Jamais nous ne connaîtrons la joie d'être prise follement comme une grappe qu'on arrache pour la presser sur les lèvres. Les fleurs sont cueillies et leur agonie s'exhale en parfum, les femmes sur la poitrine du bien-aimé sont comme un bouquet de fleurs et cette mort est leur suprême beauté.

Il nous reste notre chant…

Il nous appartient de savoir…

Que nous importe, si nous n'avons pas l'amour !

A nous appartient l'Idée, - savoureuse, avide, pressante, capricieuse comme une femme. Il nous appartient de comprendre l'orbe régulier des astres et l'équilibre qui les enchaîne à leur cours.

Que ne suis-je simplement une femme ?

Que ne suis-je simplement une femme qui se donne, dut-elle en mourir. Plus chère m'est la fleur qu'un jour suffit à flétrir que les astres dans leur courbe éternellement retracée. Ah ! que deux mains me serrent et qu'une bouche s'écrase sur ma bouche, et que je n'en respire plus. Seulement me dissoudre entre les bras du bien-aimé.

L'amour des hommes est le prélude de leur mort.

Mais leur mort est le prélude de la Vie. Ils sont éternellement l'amour.

Écoute, Ô Mneme, le printemps qui nait.

Il ne me parle que d'amour.

Écoute Orphée.

Oh ! qu'il me chante son amour. Qu'il dise la joie d'une épouse enfin reconquise. Seule peut m'apaiser sa voix.

Qu'il chante donc…

Jardin d’Éden ployant de grappes en silence,

Ô silence assourdi d'abeilles bourdonnantes,

Vergers où l'herbe crue accueille les fruits murs,

Fontaines dont le chant est clair comme une voix,

J'aborde ce matin votre bonheur, mon âme

Éclate d'un seul jet l'écorce de ses peines.

Orphée vainqueur brisant les gangues de l'enfer,

Je suis debout sur les débris de ma douleur.

Oh ! longtemps ton visage entre mes mains, longtemps

Ton haleine mêlée à mon haleine, encore

Sentir frôler mes yeux tes boucles nonchalantes,

Je ne veux que tes doigts enlacés à mes doigts,

Ta bouche à mon baiser s'ouvre comme une fleur.

Toi seule peux guérir mon âme déchirée.

Épanche la douceur, femme, verse la paix.

Impose à mon tourment ta mure plénitude.

J'attends de mon regard le secret du silence.

Des lambeaux de l'enfer s'accrochent à mon âme,

J'arrive les yeux durs d'avoir voulu, d'avoir

Forcé, les poings serrés, l'arrêt du sort.

Trop de jours j'ai tendu mon âme, elle en est rude.

De ta furtive main glissant sur mes yeux clos,

Fraiche comme le vent d'avril, apaise-moi.

Ordonne le bonheur qui jaillit en mon âme.

J'entends battre ton cœur à coups sourds, une vie

Secrète qui s'allie au frisson de la terre.

Les murmures latents des choses de la nuit

S'éveillent, un oiseau crie d'amour ou de peur.

Une bête effrayée fuit sous les fourrés.

Mais ta présence est une paix comme le soir

Si blanc, dans le repos des arbres immobiles.

Et cette étoile qui scintille au ras des monts,

Goutte d'or oscillant à la voûte nacreuse,

Est à la fois secrète et simple comme toi,

Bien-Aimée, mystérieuse d'être si claire…

Le parfum de tes bras et celui de la terre

Se fondent, et j'étreins tout le soir avec toi,

Ô vivante !

Tes cheveux embaumés de la senteur nocturne,

Ta bouche ouverte à mon baiser, mûre grenade

Où brillent les pépins dans la chair savoureuse,

La blancheur de tes bras flottant dans la pénombre,

Me sont un univers parfait comme une rose.

Reviennent les morts, attirés par l'amour,

Je leur immolerai le parfum de ta chair.

Ô morts, Ô morts heureux, plus mêlés aux vivants

Que l'arôme des lys à ce couchant paisible,

Hôtes secrets de l'âme aux noces du bonheur,

Je verserai pour vous du vin de notre coupe.

Ne t’inquiète pas la présence des morts :

Ils sont heureux, leur joie est dans notre bonheur.

Viens plutôt, la paix des jardins nous invite.

Ensemble descendons vers les campagnes mûres

Où flottent mollement les lambeaux du couchant.

L'heure hésite à mourir au lever de la lune,

et les ombres sans fin s'entrejoignent, tandis

Que les sons peu à peu se fondent en silence.

La rumeur s'éparpille en nettes assonnances,

Et distincte soudain se distingue la note

D'une source perdue au creux des pâturages.

Oh ! verse sur mon cœur la grande nuit bleue,

Restaure le parfum des ombelles dormantes,

Dans l'air épais de lune où reposent les branches

Au lent balancement d'herbages engloutis.

Dis-moi qu'au loin, vers les montagnes transparentes,

L'azur laiteux emplit les veillées abolies.

Descends, nous étendrons nos membres las du jour

Aux prés neigeux de brumes où dorment les palombes.

Le sol qui lentement exsude de soleil,

Est chaud à notre main comme une bête douce.

Dans le soir murmurant des murmurantes eaux

Ta voix s'élève où se concentre le silence.

Elle est ce clair de lune où les arbres balancent,

La plaine dont le jour diffus les contours,

Les chemins lents emplis de parfums endormis.

Par delà le dôme admirablement pur où glisse parmi le cortège des étoiles la lune, cette nuit dont la clarté est si limpide qu'elle n'atténue pas les astres, quelle pensée sans cesse nous pense ? Quelle pensée accorde notre danse au mouvement souverain des mondes et le battement de nos cœurs à la scintillation infinie ?

Ô nuit, tes étoiles pénètrent dans notre cœur. Astres au mouvement si suavement gradué que vous semblez immobiles, si vaste est notre amour qu'il vous englobe dans votre orbe perpétuellement retracée. Notre amour nous projette jusqu'à cet éther où votre incandescence se consume elle-même dans une solitude peuplée de vous. Astres, vos mouvements tracent les signes où nous épelons cette parole qui nous crée, cette pensée qui nous pense, l'amour où prend sa source notre amour.

Ah ! Nos bras nus dans le clair de lune si dense que nos gestes sont une nage lente et souple. Nuit si pure, la voix d'Orphée dans sa joie nouvelle la brise comme une brusque aurore. L'épouse a rejoint l'époux. Orphée chante le mythe éternel de la joie triomphante de la douleur et que le soleil dévorant la nuit symbolise.

Le clair matin s'éveille, audacieux et vif,

Jaillit des eaux tel un dieu coiffé de roses,

Le clair matin d'été s'ouvre comme une fleur.

Ô ma bien-aimée descendons vers la mer

Baigner nos membres las dans l'eau limpide et lisse.

Je tresserai pour toi les algues du rivage,

Plongeur émerveillé, je cueillerai pour toi

Les coraux de l'abime aux laiteuses rougeurs.

Après un jour si lourd et chaud que les montagnes

Pendent au ciel comme des grappes violettes,

Nous étendrons nos corps alanguis sur les sables,

Leur humide fraicheur est douce à nos bras nus…

Le soleil infléchi glisse sous l'horizon

Et, dans le paysage imprégné de silence,

Symbole survivant des rythmes abolis,

J'entends battre ton cœur…

Sourde sève montant au creux du bois, le sang

Sourd en ta chair, plus lourd de soleil que le vin,

Plus issu de la terre aux pressantes moissons.

Bat en ton cœur l'instant qui se fait éternel,

Présage dans ton sein la naissance des êtres…

Ô sang, rumeur épaisse où bourdonnent les âges,

Rumeur chaude bouillant aux cuves de la joie,

Flux sans cesse croissant, rythme, ferment des hommes,

Ô sang qui t'exfolie aux nervures des veines,

Chemine obscurément au profond de la chair,

Fleurit ourlant de roses un visage de femme,

Tu portes en ton flot les âges assoupis…

Ce visage de femme ourlé de veines bleues,

Ce souple enroulement, - l'épaule sinueuse, -

Cèlent en leur repli le mouvement des mondes.

Arbre jamais fini, cime toujours plus haute,

Le sang monte, fusant dans l'espace le temps,

Jeyser, arbre liquide aux palmes toujours vives,

Il monte…

Et monte de ce même élan, la JOIE.

Flamme, masse de fleurs, aurore déferlante,

Crêtes d'or sous l'air bleu qu'embaument les pollens,

Rires, trilles, frissons, murmure de roseaux,

Pleurs d'amour s'écrasant en déchirante extase,

La joie bondit sur les collines de notre âme.

Étoile qui scintille à la frange de l'aube,

Elle hésite, fragile, au souffle de la vie,

- Petit enfant dont chaque pas est une danse, -

Puis monte, et c'est la plaine rayonnante,

Ouverte, disque d'or où retentit le jour.

Arbres qui de vos bras ramez le soir atone,

Aspirant au soleil l'obscure vie du sol,

Vous qui des membres nus à la ployante cime,

- Vibrant des vols enclos dans le réseau des branches, -

Décrivez sur l'azur la montée de la joie,

Arbres, cimes bornées d'espace infranchissable,

Palmes que vous mêlez au silence des astres,

Mouvante flottaison des rivages stellaires,

Arbres qui vous pressez en masses respirantes,

Empruntant à l'air vif le frisson de vos feuilles,

Buvant le vent vivace et frais à pleines branches,

Marsyas écorché s'est fondu dans vos chairs,

Il chante au froissement des crêtes fléchissantes,

Marsyas… Les troncs blancs qui portent la forêt,

La houle suspendue où les brises s'effacent,

Vibrent une agonie au faîte de la joie,

Ils vibrent…

La forêt a repris chaque plainte,

Chaque branche est le cri d'un Dieu immolé,

Sa chair saigne à l'entaille écumeuse des pins,

Arbres qui vous dressez comme de jeunes torses,

Le signe répété de vos bras qui s'écartent,

Image d'un Dieu que j'ignore et pressens,

M'impose sa grandeur et m'étire à sa forme.

Et ce Dieu qui prend en moi sa taille d'homme, -

Ô vivante morsure qui m'absorbe et me crée -,

Je le sens, comme on sent l'amour sourdre en la chair,

Il me possède, il est mon âme, il est mon corps.

Arbres, vous me clouez à vos bras étendus,

Les membres confondus à vos branches noueuses,

Intimement uni à la source des sèves,

Feuillu de mes cheveux emmêlés aux ramures,

L'un de vous, mais encore un Dieu qui se donne,

J'agonise et la mort qui m'étreint est la JOIE.

Boussac 24 Juin 1940.

Cité About 24 mai 1942