Prélude

Une vanité pèse sur nos jeux ce soir. Je suis lasse de ces chants sous le clair de lune. Le soir achève de s'endormir sur les joncs où glisse, à peine murmurante, la source… Nuit religieuse, tu es trop profonde pour notre cœur de déesse. Quelque chose en toi nous dépasse. Nous n'atteignons pas à ton mystère. Un vertige me prend devant ton ciel sablé de mondes. Ils expriment un nombre dont nous ne connaissons pas la mesure. Notre cœur immobile de déesses ne peut répondre à ce battement continu des mondes, à la pulsation sourde de l'univers.

D'où vient que l'homme, s'emparant des nombres et des chants que nous inventons, leur donne un sens que nous ne pouvons déchiffrer. Il tire le meilleur de nous-mêmes pour l’accorder à ton mystère, Ô Nuit ! Vous vous accordez toi et l'homme dans la communion d'un destin que nous pressentons seulement. Tu berces l'homme et il te chante. Il boit les rayons laiteux de la lune. Il s'étire à l'envergure des étoiles. Les mondes et lui se rejoignent dans un commun mystère. Tu l'enveloppes dans son insondable mystère.

Muses désertes, Ô mes sœurs ! Qu'Orphée nous dise le mystère des hommes ! Qu'il nous dise cette douleur et cet amour, ces mots que ne peut proférer notre insensible splendeur. Nous sommes l'idée, il est l'amour. Nous naissons de l'intelligence, il renait sans cesse de sa volonté, et l'amour et la volonté se conjuguent dans l'espérance.

Muses, glaciales muses, donnons à Orphée le pouvoir de chanter le mystère de l'espérance. Qu'il puise aux enfers avec les urnes de la douleur, qu'il les transmue en espérance. Écoutons chanter sa douleur. Écoutons la monter en joie, comme une sève. Déjà le soleil déchire la nuit, violent et tendre comme un époux. Déjà la terre ressuscite, les oiseaux chantent et l'hirondelle girevolte. La douleur n'est plus que l'ombre de la joie. La joie éclate comme les fleurs. La terre chante d'innombrables feuilles, elle boit l'air de ses ramures, les grands nuages s'enflent au vent, la vie démarre de ses entraves, les sources fusent, l'azur crie. Le flux de joie a noyé la terre.

Mémoire, la plus divine de nos sœurs ! Ô jeune fille vêtue de blanc. De nous toutes la plus ancienne et la plus jeune, Ô sœur de Dieu ! Divinisante, qui recueille nos phrases éphémères, nos chants et le doux éclat du soleil. Tu es la source de nos pensées, l'eau claire ruisselant de notre jeunesse. Ô toi qui nous dégages de l'instant, qui nous recueilles et nous recomposes, qui nous situes hors de nous-mêmes dans l'or inaltérable du souvenir.

Prends ces jours que le temps dévore. Amasse-les. Vois, c'est déjà l'automne, et sous le ciel précis comme une porcelaine, déjà l'angoisse et l'hiver. Tandis que le vent disperse sur le ciel bleu l'or des feuilles, qu'une odeur mouillée d'herbes et de fumée, de terre labourée, de rose morte s'étend sur les plaines rases – les blés rentrés -, entends une à une les heures qui tombent, s'effacent, hormis toi pour les recréer, Ô divine.

Tu es la mer sans cesse jetant aux grèves la vendange de tes profondeurs et ces précieux oiseaux d'écume. Tu es le lac où dans le soir froid monte en brume la chaleur du jour. Tu es l'écho qui rechante la chanson morte, le miroir des lampes éteintes. Divine sœur, Ô mémoire !

Ce soir, à cette heure qui penche vers le crépuscule, s'étirent de longs pans d'or et d'ombre vers la nuit, lorsque sur les plaines pèse un silence nouveau – non plus l'austère midi ou l'acidité du matin, mais la plénitude accomplie d'un fruit mûr -, lorsque les enfants las s'abandonnent aux rives herbeuses, monte le chant.

Ô perfection, accord, union de l'heure et de la voix, expression ! Ô flexion qui flue l'idée ! Mneme, Melete, Aïode, toutes les trois nous présageons l'éternité, mais Aïode tu la composes. Tu noues l'instant et le passé, tu prends l'espace – la paix des campagnes, le rose pulpeux du soir, l'innombrable vie des étoiles une nuit sans lune –, tu les transmues en une durée qui n'est plus le temps, la même où s'inscrit l'amour, Aïode !

Comme le battement d'un cœur sous le silence est ta mesure. Comme le sang qui sourdement porte la vie est ton rythme. Ainsi la fleur tout en haut de la tige se dresse et plus haut encore nage son parfum, tu fuses de la vie, tu montes, et comme l'oiseau, à peine le lien d'un attrait, la nécessité parfois d'un repos te lient à la terre.

La source qui glisse et dont le murmure si mince remplit la nuit jusqu'à l'extrême des étoiles, le chariot que roulent tête basse les bœufs lents, le frisson d'une libellule sur la rivière, tout est chant. Tout est chant, qui introduit dans notre cœur je ne sais quel vide et quelle plénitude conjugués, dont, comme la nuit entière a le son d'une source, l'éternité a la saveur.

Ô Melete, toi qui muris l'homme et le portes à l'extrême de lui-même, tel se prolonge l'arbre dans l'épanouissement des fleurs, nous t'invoquons. Tu prolonges l'homme dans la pensée, tu le mènes sur une dimension qui n'est plus son corps. Il vit par toi hors de lui-même. Il s'évade de ses deux bras et de ses deux pieds. Il échappe au sol où il repose. Il est là, mais il est ailleurs, mobile comme ces grands nuages qui roulent au-dessus de la terre et qu'elle ne peut retenir.

Ô Melete ! Tu embrasses toute la terre ! La pluie de printemps lourde et chargée d'odeurs, les matins bleus dans l'air si dense qu'il fausse les lointains et dévie la fuite des routes, le clair de lune où déferlent en étincelante écume les hautes branches, tu les étreins. Tu possèdes le vent qui frôle, la feuille à la chute oscillante, et sous les bois le lacis mouvant du soleil. Ô Melete, ne possèdes-tu pas le monde ?

Plus loin que le mouvement des astres, tu nous entraînes. Plus aiguë que la lumière, tu fuses. Comme une troupe de jeunes filles au son des flûtes tu progresses. Tu es la flèche dans sa sifflante trajectoire, la vague dans sa patiente reprise. Parfois tu voles, tournoyant sur toi comme la mouette, ou bien tu glisses comme l'alcyon le long du vent, tu coules.

Sans cesse née de toi comme repart en surgeon l'arbre mort, tu nous précèdes. Aïode et moi-même sommes le passé, le présent : tu es l'avenir. Tu avances, tu anticipes, tu es la mémoire de ce qui va venir. Ô génitrice ! Tu animes le chant de ta substance, tu crées jour après jour la mémoire, Mneme, Aïode, Melete, que sommes-nous l'une sans l'autre ? Les paroles d'un seul discours, les éléments d'un seul univers, les saisons d'une seule année.

Mais qu'êtes-vous sans l'amour ?

Chante, chante l'amour, Orphée, chante l'amour.

Je ne puis dire que ma douleur.

Dis-nous ta douleur, Orphée. Vois-nous parées, les cheveux dans l'air dénoués flottent comme les grappes de cythise. Entends nos voix qui te conduisent.

Je chanterai.

Chante, Orphée, chante …

Comme souffle le vent aux garrigues osseuses,

La douleur, âcre et sèche, a saisi tout mon corps.

Elle me brûle, et je ne sais pourquoi je souffre.

C'est la douleur. Elle m'accroche. Elle me tord.

Elle prend corps en moi. Elle est mes yeux, mes mains.

Trop lourde pour que je la porte, elle m'emplit.

Orphée, doux compagnon, jeune homme au rire clair,

qu'est devenu ton chant dont s'emplissait le soir ?

Qu'êtes-vous devenu, insoucieux moi-même ?

Ma jeunesse est tombée de moi comme un manteau,

Et, debout, je demeure à côté de moi-même,

nu comme un cri... tranché des pensées et des songes

Dont je croyais charmer la vie et le destin.

Landes, la solitude aux roches calcinées,

Morne qu'un jour franchit Eurydice perdue,

- Un ouragan sans fin arrache le silence-,

Me voici. La douleur qui supplante mon âme,

Me porte d'elle-même à vos déserts, O morne !

Une force me pousse à vos rives sans eaux.

Ô moi, ce souple corps nimbé de sa clarté,

Ce visage où le rire est frais comme les fleurs,

Quel vent a dévasté le verger de vos grâces ?

Quel renard assouvit une faim dans mon ventre ?

Solitude soudain, mes amis sont allés

Vers les jeux qui naguère enchantaient ma jeunesse,

Et je n'ai plus que toi pour compagne, douleur !

En moi, toute la douleur du monde !

Un feu précipité de souffrance me tord.

L'enfant qui meurt, la mère aux entrailles saignantes,

Les jeune corps blessés que le froid mord et ronge,

L'aveugle tâtonnant, tous, les veufs, les vaincus,

Les cœurs humiliés qui ressassent l'opprobre,

Ils sont en moi, je les sens vivre dans ma chair.

Souffrir ! souffrir ! la chair flambe comme un torche !

O peuple de l'Hérèbe assemblé dans mon âme,

Et vous, corps mutilés qui souffrez dans mon corps,

Vous, futures douleurs sous les ombres latentes,

Vous me portez en un sommet irrespirable.

Un océan glacé de neige et de nuages

M'environne. Je brasse une marée de rocs.

Souffrance inconsolée éparse au sein des mondes,

Brisure du rocher que la glace écartèle,

Troncs geignants sous le vent qui siffle en bise froide,

Je communie à des tourments insoupçonnés.

Mais quelle paix, soudain, flue au profond de l'âme ?

Les astres à foison obstruent la solitude,

Moisson d'or murissant aux champs de l'infini.

Je reste confondu d'être cerné de mondes,

Bras ouverts, mesurant l'immensité vivante.

Astres, fruits muris aux vergers du silence,

Notes, secret accord de signes et de nombres,

Perles d'éternité qui condensez le temps,

Je sens que vous vivez d'une vie fraternelle.

Étoiles, réseau d'or où s'enclot la nuit,

Vous m'êtes des regards doux comme des pardons.

Et dans mon cœur muré de souffrance, je sens

- Étoile recueillant l'ultime feu du jour -,

L'espérance, avec son frais parfum de source.

L'ombre suscite en moi ta souple chevelure,

Eurydice, et tes yeux vibrent dans les étoiles.

Publié dans Jeux et poésie, éditions du Cerf