ACTE III

SCENE III

DON JUAN, L'INQUISITEUR

Don Juan

Rendez-la moi. Je ne veux rien entendre d'autre. Eh ! Si vous croyez à mon âme, si vous cherchez à sauver mon âme, rendez-la moi. Je veux revoir Béatrice. Elle seule peut me sauver.

 

Le Grand Inquisiteur

Je le ferai bien volontiers, mais il ne m'appartient pas de vous la rendre.

J'ai pu vous sauver, vous dérober à leur vengeance... Là, s'arrête mon pouvoir. Tant que vous serez entre ces murs vous n'aurez rien à craindre. Sous l'habit de notre ordre ils ne vous poursuivrons pas. Je ne puis rien d'autre que vous ouvrir cette maison et  vous offrir cet habit.

 

Don Juan

Et Béatrice, Béatrice, qu'est-elle devenue ?

 

Le Grand Inquisiteur

Ne vous souciez pas trop. Son père l'a envoyée dans un couvent.

 

Don Juan

Horreur !

 

Le grand Inquisiteur

Tranquillisez-vous. La règle y est fort douce. Et surtout son père ne l'y laissera pas. Il a cru bon de feindre contre elle une colère qu'il n'éprouve pas – à cause de ceux qui étaient là. Dans deux mois, elle sera de nouveau à Grenade. Elle aura tout oublié.

 

Don Juan

Ah ! non, elle n'oubliera pas.

 

L'Inquisiteur

Le temps emporte bien des choses. Elle ne vous a vu que quelques heures.

 

Don Juan

Ah ! Comment parlez-vous de l'amour, et vous ne savez pas ce qu'il est. Vous ne savez pas cet abandon, cette confiance qu'elle avait. Cela ne s'efface pas. Quand même les eaux de Grenade passeraient sur cet amour, elles ne l'effaceraient pas. Le chant de vos moines ne couvrira pas cet aveu. Je l'entends. Je l'entends dans chaque phrase de la psalmodie. Je l'entendrai éternellement.

Oui, vous dis-je, je l'entendrai éternellement. Ah ! Cette musique d'église, vous savez ce qu'elle est pour moi ? Elle est le chant miraculeux de Béatrice. Elle est sa voix, sa voix si pure, sa voix qui fuse. Ah ! prendre ses mains, la tenir encore dans mes bras.

Je ne peux plus...

 

L'Inquisiteur

Mon fils...

 

Don Juan

Ah ! Taisez-vous, la connaissez-vous, cette morsure que j'endure. Toute ma vie avoir été dévoré par le désir, toute ma vie avoir brûlé comme doivent brûler les damnés. Et puis je vois Béatrice. Tout se tait. Le désir s'est fait silence, la paix est dans mon âme comme un immense clair de lune. Béatrice ! d'un seul mot elle m'a guéri. Mais ils sont venus. Ils me l'ont arrachée. Et déjà je sais que le feu va renaître dans ma chair. Je sentirai l'obsession atroce, le désir serré autour de moi de l'aube à l'aube suivante. Le désir qui vous mure, qui vous étouffe – on ne voit plus rien d'autre. Vous ne l'apaiserez pas avec des chants de moines, mon désir.

 

Le Grand Inquisiteur

Ils ne l'apaiseront pas, ils le porteront. Je vous offre une vie où ce désir deviendrait amour.

 

Don Juan

Des mots...

 

L'Inquisiteur

Où il deviendrait l'amour de Béatrice. Je vous offre d'aimer éternellement Béatrice. Cet aveu qu'elle vous a fait, continuez de l'entendre. Pour vous, l'ange a pris la voix d'une femme. Je vous offre l'abri où ne s'altérera pas l'amour. Je vous offre le silence où il mûrira. Vous n'avez recueilli qu'une petite graine volante. Ici elle deviendra cet arbre immense de l'Évangile, où s'abriteront les oiseaux.

 

Don Juan

Vous croyez vraiment que je continuerai de l'entendre ?

 

L'Inquisiteur

Je vous l'assure.

 

Don Juan

Non ! C'est avec mes yeux qui je veux voir, avec mes mains que je veux toucher. Je veux sa bouche un peu froide et qui ne sait pas encore embrasser. Je veux ses mains. Elles nageaient dans l'eau comme des fleurs. Je veux la chaleur fraîche de ses bras. Je veux...

 

L'Inquisiteur

Tout cela vous l'aurez, vous l'aurez éternellement. Ne savez-vous pas qu'en Dieu tout se recueille. Ne savez-vous pas que chaque visage est l'image d'un autre visage.

 

Don Juan

Taisez-vous, avec vos prédictions de moine.

 

L'Inquisiteur

Et pourquoi me tairais-je ? Vous êtes un enfant – un enfant capricieux et d'une espèce assez vulgaire. On croirait que vous avez le choix. Préférez-vous la mort qu'on vous offre ou cette vie que je vous donne et dont je vous dénombre la richesse.

 

Don Juan

Pardon, pardon, je ne sais plus...

 

L'Inquisiteur

Mon pauvre enfant...

 

Don Juan

Je ne sais plus. Quelque chose s'écartèle en moi. Quelque chose voudrait vous suivre et quelque chose se révolte. Je souffre...

(un silence)

L'avoir perdue !

 

L'Inquisiteur

Vous ne l'avez pas perdue.

 

Don Juan

Et si je préférais la mort.

 

L'Inquisiteur

On ne préfère pas la mort.

 

Don Juan

Quelque chose meut dans ma tête, de grands galops furieux.

 

L'Inquisiteur

Ne pensez plus, reposez-vous.

Don Juan

Quelque chose d'affreux crie en moi.

 

L'Inquisisteur

Laissez-vous aller. C'est l'émotion d'un moment.

 

Don Juan

On dirait un galop de bêtes. Ah ! Vous m'offrez la vie, vous m'offrez la mort. Vous m'offrez d'être un époux. Vous m'offrez d'être un moine. Et tout cela tourne dans ma tête. Tout crie, tout rue. Ah ! Béatrice, qu'on vous pende, qu'on vous étouffe. C'est drôle, je ris. Les Moines vont vous tirer par les cheveux. Ils prendront vos beaux petits yeux pour en faire des bagues. C'est drôle. Et je ris, je ris.

 

L'Inquisiteur

Trop tard.

 

RIDEAU