L'Islam peut-il résister au Communisme

Non-méfiance et snobisme

Ces arguments sont vrais, et pourtant je ne suis pas convaincu.

Une objection vaut contre eux tous : « Vous raisonnez pour un Islam vivant, pour un Islam plein de foi. Or il perd la foi. Ses élites, ses jeunes tombent dans l'athéisme ou, du moins, se désintéressent de Dieu. »

L'attrait communiste s'exerce sur un Islam presque sans Dieu, et aucun autre attrait ne le compense. Aucune idéologie venue d'Occident. Les pays musulmans ignorent l'Occident ou plutôt, et c'est bien pire, ils en ont une fausse connaissance. Personne n'a entrepris de le leur expliquer. Nous avons, nous, des orientalistes pour traduire leur pensée dans notre langage, pour l'exprimer en usant de nos propres catégories. Les musulmans n'ont pas d' « occidentalistes » à leur service20. D'où leur trop facile complexe de supériorité, d'autant plus facile qu'ils ne voient qu'un aspect – un seul – de notre civilisation. Ils en voient l'aspect technique et partant matérialiste. Qui plus est leur pauvreté ne leur donne accès qu'à son rebut, qu'à ses débris : la boîte de conserve vide, le vieux jerrycan. Ce qu'ils connaissent de notre civilisation n'est, comme l'a bien analysé Pierre Rondot, qu'une civilisation du déchet.

En même temps, nulle méfiance du communisme. Pourquoi craindrait-on d'aliéner sa liberté ? Le mot n'a guère de sens pour ces hommes. Il n'entre pas dans leur traditions. Portés et comme « dressés » à craindre toute idéologie venue d'Europe, ils n'éprouvent que peut de méfiance vis-à-vis de l'idéologie soviétique. Ils y voient un système économique et social ; ils n'ont pas saisi que le communisme est une religion. Qu'on relise certaines déclarations du Colonel Nasser ou des gouvernants syriens. Il en ressort que, pour eux, le communisme n'est rien d'autre qu'une technique économique. Ne sont-ils pas persuadés que l'Occident ne produit rien d'autre que des techniques ?

Non méfiance, et nul autre attrait, disions-nous. Les chrétiens jouissent parfois d'un certain prestige, mais un prestige tout enrobé de condescendance. Le christianisme, religion antérieure à la leur, est un archaïsme à leurs yeux. Il est pour eux ce qu'est pour nous cette synagogue aveugle représentée au portail de nos cathédrales. Que le christianisme soit « la révolution des déshérités » n'attire pas ces déshérités-là. Ils ne le voient presque jamais qu'à travers ses nantis. Et puis ce ne sont pas les musulmans miséreux qu'attire le communisme. Les miséreux croupissent dans la maladie, la faim, l'esclavage. Ils rampent sans même aspirer à se relever. Peut-être ne sont-ils plus assez hommes pour devenir chrétiens. Non, l'attrait du communisme attire les « élites », les « évolués » comme on dit. Et ceux-là, en étouffant leur Dieu, ont assassiné tout Dieu.

Pour les « évolués » , ces hommes nouveaux, le communisme est au contraire le « dernier cri » du moderne. Le Kremlin bénéficie d'un snobisme. Les États-Unis auprès de l'URSS font démodé. Scientisme d'esprits non  scientifiques, pseudo-philosophie historique d'hommes trop incapables de concept pour ne pas être étrangers à l'Histoire, tout concourt à ce snobisme. Un vocabulaire mal compris, apporte une espèce de poésie à la confusion des idées. On ignore l'Histoire. On lui prête d'autant plus facilement « un sens », et l'on s'exalte d'être à son avant-garde.

Et puis, par bien des aspects, avec le communisme on se sent comme en famille. L'Islam est anticapitaliste. Son idée de confraternité est proche de la camaraderie marxiste. Surtout il est totalitaire. Le communisme supprime moins le spirituel que, dans une confusion poussée au paroxysme, il ne l'intègre au temporel. C'est une confiscation de l'Esprit par la Matière, de Dieu par une matière  déifié lui-même qu'immortel il échappera aux lois de la désagrégation des sociétés (loi dont la découverte est le principal apport du marxisme). Entre la théocratie et l’État totalitaire, la différence réside plus dans l'énoncé du dogme politique que dans son contenu.

La désagrégation de l'Islam le mène par sa propre pente vers le communisme. On déboulonne les statues de Staline, on n'effacera pas de sitôt la marque qu'il a imprimée sur le marxisme. Or l'ancien séminariste Djougachvili était un Caucasien, fils partant de beaucoup d'Islam. Il a donné au communisme une teinte d'Islam Laïcisé. Malgré le new look à la Boulganine, cette teinte pesiste.


20 F. Bonjoan, Quelques causes d'incompréhension entre l'Islam et l'Occident. Dans l'Islam et l'Occident, Cahiers du Sud, p. 33