Le monde musulman deviendra-t-il communiste ?
Apostasie de l'Islam
Tout cela chansons, dira-t-on. L'Islam croit en Dieu. Il est fasciné par l'URSS, peut-être ; il est en décadence, sans doute ; dans son comportement et ses mœurs le communisme est quelque chose comme un Islam rouge, d'accord ; mais cette proximité, cette parenté, ce vertige n'empêchent pas que le communisme soit matérialiste et l'Islam spiritualiste ; entre eux l'abîme qui sépare l'incroyance de la foi.
On voudrait y croire. Ce serait si beau, les fils d'Ismaël dressés contre l’irréligion ! Ce serait si beau, notre monde sauvé par la foi en un Dieu qui est notre Dieu. Mais ce n'est pas vrai, car ce monde musulman perd la foi. Non les masses, mais leurs guides, mais ces jeunes dont nous avons vu qu'ils menaient gouvernement et parlement, mais ces étudiants, demi-étudiants, quart-d'étudiants qui tiennent lieu d'élite moderne. Voici peu, le Recteur d'El Azhar déplorait la décadence religieuse, sans d'ailleurs lui voir d'autres causes que « les ennemis de l'Orient »80. Grave aveuglement, car à se cacher les causes on ne trouvera pas les remèdes. Or, qui, sinon les musulmans eux-mêmes, peut les appliquer ces remèdes ? Les causes ?... Mais c'est d'abord la sclérose de l'Islam que nous relatons à l'instant : l'immobilisme satisfait et pharisien des autorités religieuses ; l'étonnant exemple de conservatisme présenté par cette religion sans clergé81 ; la « bigoterie qui imprègne la pensée morale et spirituelle »82 ; enfin pour toute réforme, un puritanisme. La lutte des générations se greffe sur cette sclérose : la révolte contre le « seigneur-père » devient révolte contre la religion qu'il enseigne83. L'impératif social empêche encore que l'apostasie soit sur les lèvres. En pays colonisé la religion garde en outre sa valeur protestataire. Mais l'apostasie est dans les cœurs. On confesse une religion que l'on ne professe plus. On parle de Dieu, mais on ne l'adore plus. On invoque son témoignage mais on n'a cure de le prier. Allah n'est pas seulement mort : il est enterré sous sa religion84.
L'apostasie des jeunes musulmans tient aussi à l'idée que l'Islam se fait de Dieu. On l'a admirablement analysé ici même85. Dieu est souverainement libre, mais l'Islam lui prête en plus l'arbitraire d'un potentat. Dieu est cause première de tout l'univers : un musulman en fait en plus la cause immédiate et directe de tout événement. D'où l'exclusion, dans sa vision du monde, de tout rapport de cause à effet, et donc l'idée même de loi scientifique (Gibb appelle cela le caractère atomistique86). Ce qui s'est produit peut toujours ne pas se reproduire. En Ramadan on constate quotidiennement la venue de la nuit : elle pourrait ne pas avoir lieu ; la nuit tombe que « si Dieu le veut ».
Seulement le jeune musulman vient dans nos écoles. Il apprend et vérifie les lois scientifiques, ces lois qui régissent la matière. Il ne peut les contester. « Ce n'est pas « Si Dieu le veut » qu'un bidon d'essence prend feu au contact d'une flamme soudain allumée, etc... c'est inéluctable ».
Et voilà en lui même l'idée de Dieu vaincue, et vaincue par la matière. Les lois de la matière ont détruit Dieu en lui. Dès lors, elles demeurent seules. Le matérialisme est pour lui « une enivrante tentation ». Autant dire : voilà le processus qui le mène au communisme. Dès lors que le foi meurt, entre l'Islam et lui les voies ne sont plus divergentes.
Elles convergent même : un vide s'est creusé dans l'âme de ce jeune, un vide que seul le communisme peut combler. Il ne se tournera pas vers le christianisme : il nourrit trop de préjugés contre lui ; il le confond avec un Occident oppressif ; et puis ce christianisme qui distincte temporel et spirituel lui paraît fade. C'est encore une parenté entre l'Islam et le communisme de n'imaginer de changement que brutal87. Pour combler le vide creusé dans son âme par la mort de son Dieu, le jeune musulman a besoin de quelque chose d'aussi totalitaire que l'Islam. Il lui faut la grande confusion communiste entre le spirituel et le temporel . Le nationalisme que d'aucuns rêvent d'opposer au communisme est insuffisant lui aussi, même en forme de fascisme. Le nationalisme n'a qu'un temps. Je sais bien que, satisfait, il se mue en impérialisme, mais cet impérialisme est vite déçu. Le nationalisme ne peut combler longtemps le vide métaphysique creusé par la perte de la foi. A peine commence-t-il d'être satisfait qu'il perd les dimensions d'une foi pour se réduire à celles d'une politique. Et le vide métaphysique reparaît. Ce vide exige, pour être comblé, une religion à son ampleur : ce marxisme soviétique dont les missionnaires sont à pied d’œuvre.
80 Dans Arham, 15 octobre 1955.
81 Letourneau, L'Islam contemporain, Semaine sociale de Lyon, p. 116.
82 Lévi-Strauss, op cit., p. 434.
83 Driss Chraibi, op. cit.
84 M. Malek Bennabi, op. cit. , p. 77, a une page cruelle. Nous sommes trop frères des musulmans pour n'en pas souffrir. Comment cependant ne pas la citer : « L’idéal islamique, idéal de vie et de mouvement, a sombré dans l'orgueil et particulièrement dans la souffrance du dévot qui croit réaliser la perfection en faisant ses cinq prières quotidiennes sans essayer de s'amender ou de s'améliorer : il est irrémédiablement parfait – comme la mort et comme le néant. Tout le mécanisme psychologique du progrès de l'individu et de la société se trouve faussé par cette morne satisfaction de soi. Ses élites immobilisées dans leur imperfectible perfection deviennent ainsi l'élite morale d'une société où la vérité n'a enfanté qu'un nihilisme ».
85 N°18, avril-mai 1956, p. 3.
86 Gibb, Tendances modernes de l'Islam.
87 « Tous deux envisagent les réformes sous la forme d'un cataclysme ou d'une révolution, un changement brutal qui amènerait un monde nouveau », Général Spears, op. cit.