Sous le signe de l'Islam, le Moyen-Orient trouvera-t-il son unité ?
De la ligue arabe à la Grande-Syrie
Ces constatations d'ordre historique montrent combien sont fragiles les tentatives actuelles pour conférer une unité au monde musulman, qu'il s'agisse du mouvement pan-islamique, tel qu'il a fait fortune au Pakistan, de la Ligue arabe, ou même de fusionnismes plus restreints, tels que les projets de la « Grande-Syrie » ou de « Croissant Fertile ». Et pourtant ces tentatives se multiplient ou se précisent au point d'être un élément majeur de la vie internationale. Rappelons-en les prolégomènes, avant la guerre, avec les congrès pan-islamiques tenus au Caire en 1926 et à la Mecque en 1928, et surtout le congrès « arabe » de Bloudane. Rappelons surtout le manifeste retentissant « les Arabes, peuple de l'avenir » du futur secrétaire de la Ligue arabe, Abder Rahman Azzam Bey. Parallèlement la Grande-Bretagne appuie le début du fusionnisme hachemite dessiné par le traité de la Mecque, du 7 avril 1931, renouvelé à Bagdad le 2 avril 1936 (pacte de fraternité arabe et d'alliance), traités complétés par un véritable réseau de pactes de l'Irak avec tous ses voisins.
En juin 1941, dans un discours retentissant où il jouait les disciples posthumes de Lawrence, M. Eden, alors ministre des Affaires Étrangères, cristallisa ces aspirations : « Le monde arabe a fait de grands pas depuis le rétablissement de sa force à la fin de la dernière guerre et beaucoup de penseurs arabes désirent pour leurs peuples un plus haut degré d'unité que celui qu'ils ont acquis à présent. Pour arriver à cette unité, ils espèrent avoir notre aide. Aucun appel semblable venu de nos amis ne pourrait rester sans réponse. Il me semble à la fois naturel et équitable que, non seulement des liens culturels et économiques, je le dis aussi, des liens politiques soient renforcés. Le Gouvernement de Sa Majesté, pour sa part, donnera l'appui le plus complet à tout plan qui recevra une approbation générale. » Cette politique se précise encore en 1943. Pour la permettre, les Anglais procèdent à l'éviction des Français de Syrie et du Liban. Cette éviction des Français n'est d'ailleurs qu'un aspect secondaire de la question aux yeux des Anglais. Ils songent surtout à dresser une barrière contre les Russes6.
De cette action allaient naître sitôt après la guerre deux mouvements tout à la fois conjugués et contradictoires : le fusionnisme hachemite que nous connaissons déjà et la Ligue Arabe. Certes, nous ne pouvons ici entrer dans l'Histoire ni de l'un, ni de l'autre. Rappelons simplement quelques étapes essentielles de ces efforts vers l'unité. En 1945, d'abord. A Héliopolis un Congrès pose les premières pierres de la Ligue Arabe et en définit les statuts, avec comme organe un Conseil et des Commissions. Surtout car en naîtra le vrai moteur de l'Union, la Ligue est dirigée par un Secrétaire général ayant rang d'ambassadeur, assisté de secrétaires généraux adjoints et de tout un personnel. Le Secrétaire général, c'est Azzam Pacha, dont le passé témoigne une vraie ferveur pour l'unité arabe.
Londres était plus que jamais derrière ces desseins fusionnistes. La menace russe sur le Moyen-Orient l'y pousse, menace que concrétise au lendemain des hostilités l'énorme appareil des légations soviétiques, sans compter quelques ambitions précises comme la demande formulée par Molotov d'un trusteeship sur Tripoli. On ne cache même pas cette influence anglaise. C'est à Londres, en effet, que le 4 avril 1945, les ambassadeurs de la Ligue lancent une sorte de manifeste ambitieux d'unité.
Un manifeste ? Des déclarations spectaculaires auxquelles la réalité refuse de se plier. L'Histoire de la Ligue Arabe sera surtout l'Histoire de ses discussions intérieures. « La cause n'en est pas seulement dans l'impuissance congénitale des peuples orientaux à coordonner leurs efforts et à s'organiser, mais dans les oppositions dynastiques »7, l'ambition des chefs auxquels s'ajoutent sinon des différences ethniques caractérisées, du moins des habitudes de vie presque sans rapport les unes avec les autres8. Les Hachemites n'ont pas oublié qu'Ibn Séoud a bâti son royaume à leurs dépens. L’Égypte veut exercer une suprématie qui irrite les autres. Le Liban craint d'être submergé.
Il est vrai qu'entre temps le fusionnisme prenait une autre forme, mais qui justement allait à l'encontre même des buts de la Ligue Arabe : il s'agit des projets de « Grande Syrie » ou de « Croissant Fertile ». 1949 allait voir l'échec de ces projets. Syriens et Irakiens, cette fois, étaient venus au Conseil de la Ligue Arabe bien décidés à faire admettre le principe de la fusion. Seulement ils ne parvinrent pas à s'entendre entre eux sur le souverain qui deviendrait le chef de l'union ainsi réalisée. En même temps, à Damas une révolution écartait du pouvoir le fusionniste Hennaoui. Une fois de plus le Moyen-Orient retombait dans sa balkanisation.
6 cf. Le Tourneau, L'Islam contemporain, Éditions internationales, p. 76
7 Chacun des États arabes a, en fait, un but différent. C'est ainsi que la Transjordanie cherche à créer la Grande-Syrie (qui a pour elle la géographie). L'Irak, malgré la parenté dynastique, n'a pas exactement le même but. Il veut, avec l'appui anglais, faire le « Croissant Fertile » qui a pour lui l'économie. Quant à l’Égypte, la place qu'elle occupe dans les États arabes est un paradoxe, elle qui n'est pas arabe (le roi Farouk lui-même ne l'est pas). L’Égypte a pris place parmi les États arabes parce qu'elle est riche et qu'elle veut les absorber. C'est, sous une forme moderne, la vieille descente pharaonique vers la Syrie, la Palestine et la Mésopotamie, telle que la dénonçait Isaïe. En réalité, comme l'a fort bien dit le Général Keller que nous avons plusieurs fois cité : dans la Ligue Arabe, « chacun est partisan de l'unité, mais à la condition qu'elle se fasse à son profit ».
8 L'opposition entre Ibn Séoud et les Hachemites va beaucoup plus loin que la politique. C'est l'opposition entre les puritains du désert et les enrichis des villes, c'est l'opposition entre le pasteur nomade et le laboureur, - si vieille qu'elle a deux noms : Caïn et Abel.