Ode pour la stèle d'un jeune Athénien

Je voudrais dire la poésie des stèles...

Au Céramique je les ai vues dans la lumière grecque, dans la douceur précise d'un jour pur, - mais c'est vous, stèle d'un jeune homme, au hasard du musée d'Athènes, qu'ici j'évoque.

Debout, le visage tourné et comme perdu dans l'absence, les yeux aveugles de silence, les mains mortes... mon frère, en vain t'attendent les vivants, l'enfant qui pleure, le chien, et ce père... frère si triste, voilé d'ombre, séparé...

Et j'aurais voulu te dire la consolation d'un vivant.

O mon frère hellène, depuis deux mille ans disparu, la mort n'est qu'un accident de notre immortalité. En vain toutes ces larmes, en vain ton regard absent : nous vivons de la même vie. Mon frère, nous vivons, nous sommes des ressuscités. Nous vivons ! Nous vivons ! Au matin de Pâques notre Christ est ressuscité, nous avons brisé le tombeau – dans un grand fracassement de pierre jaillie comme un cri, stridents de la terre et du linceul. Debout ! Ah ! Laisse moi ! Je crie de joie...

 

Nous vivons, mon frère, nous vivons ! Je suis Jonas rejeté du monstre.

Je suis Daniel hors de la fosse !

Que m'importe la licorne, l'abîme ouvert,

Puisque déjà je suis vivant, je vis.

Arrière faux juges d'Israël, vieillards iniques,

Je sais que mon Rédempteur vit,

Et chaque jour je ressuscite.

Je suis comme le cri clamé tout nu de la trompette,

Le soleil a l'éclat brutal de midi,

Je vis.

D'un seul jet, d'un seul élan porté, toute la vie d'un seul coup en moi bue,

L'éternité – comme un trait – que je possède.

Je bois à Dieu, je suis dans l'instant unique, je participe,

Je vis.

 

Se savoir vivant de la vie qui ne passe pas,

Cette chose en soi, immobile, et qui ne passe, et qui ne change, et qui n'est pas renouvellement,

la vie.

Se savoir hors du temps, et que tout passe, et que le monde n'est qu'un cerne de contre-jour dans le brouillard,

Comme un tampon entre la vie et nous.

Le savoir,

Par delà le monde je suis intelligence nue et brutale comme un ange,

Ce corps même est intelligence, ce corps même ressuscité,

Le corps jailli du corps, comme une épée hors de la gaine n'est qu'un éclat.

 

Je vis.

 

Ah ! Qu'importe la mort, puisque je ne puis pas mourir,

Qu'importe la mort, puisque vous tous, mes morts, vous vivez !

Oh ! Tous ces morts en moi vivant, nourris par moi,

Nourris de moi,

Nourris du Pain de ma bouche avec ma chair que j'y mêle,

Nourris du Vin coulant avec mon sang.

Pour eux je m'offre,

Et je suis moi-même une hostie

Pour la communion des Morts.

Mais voici l'Hostie, la seule,

Celle par laquelle je vis, celle par laquelle je donne,

Car je ne distribue que ce que je n'ai pas,

Je ne puis donner que le bien d'un autre :

Je suis ce pauvre qui vole pour être généreux.

 

Mes Morts,

Par ces longs jours d'hiver, Oh ! si pareils au Purgatoire,

Quand le soleil se couche rouge et qu'il fait froid,

Par ces longs jours, Oh ! combien lourde la borne de nos corps,

Combien étroit ce corps où il faut vivre.

Je ne dépasserai pas mes mains, je n'étreindrai pas plus loin que mes deux bras,

Je ne serai pas sur plus de sol que mes deux pieds.

Sentir le corps comme une gaine étroite, et qui se tend et qui ne craque...

O Morts ! Morts délivrés ! Morts ouverts à toutes les âmes !

Intelligences.

Vous êtes la pensée pure embrassant tout espace, la vision,

Et sous votre regard le monde entier nageant parmi les nuages dans l'azur,

Vous êtes l'amour délivré, l'embrassement de toutes choses,

La possession sans pertes,

Vous êtes la joie absolue, la plénitude, l'immobilité

Le repos au sommet du jour sans crépuscule,

Vous êtes l'instant sans fin, la seconde immuable, la crête aiguë,

L'infini de la Résurrection,

Avec l'Éternité comme un déclic, aspirés dans l'Éternité, morts sans début,

Morts qui voyez Dieu face à face...

Morts vivants.

Morts vivants et non pas de je ne sais quelle immortalité lymphatique.

Morts vivants de la vie, et demain avec un corps qui sent, des yeux qui voient, des mains qui touchent,

Et Dieu même,

Dieu perçu dans la chair, Dieu touché par la chair, Dieu saisi par la chair !...

 

Mon frère, ma passion doit étonner ton âme grecque... Mon frère j'ai dépassé votre sagesse, vois, depuis vingt siècles je vis dans la folie de la Croix.

Et mon frère, devant ta stèle j'ai versé cette libation de parole... Accepte la voix d'un vivant presque aussi vivant que les morts.