Lettre à Saint-Joseph

Sans date

 

Saint-Joseph, je vous écris, mon compagnon de tous les jours. Je vous écris parce que je me sens seul ce soir. L'énorme Afrique dort autour de moi, d'un sommeil lourd que strie le cauchemar des moustiques. Mais les étoiles sont au ciel. Elles contemplent en même temps que ma nuit africaine la Galilée où vous avez veillé sur Jésus. Peut-être ces étoiles, que deux mille années lumières éloignent de nous, vous admirent-elle à Nazareth sculptant au couteau l'araire que vous devez livrer demain ?

Et elles vous voient comme je vous vois, les étoiles, dans les dix huit ans de vos fiançailles. Les aviez-vous même, quand, Marie et vous, vous êtes accordés ? Les parents veulent toujours retarder les mariages. Car il n'a pas existé, le veuf « amorti » des Apocryphes. Je sais que vous êtes un adolescent, l'homme tout jeune en pleine force. Et votre amour pour Marie n'est pas celui d'un grand-père, mais de l'époux ébloui. Et vous vous aimez, Marie et vous, de toute la splendeur de l'amour humain. Vous avez senti, comme chacun de nous aux jours de ses épousailles, cette entente que ne peuvent dire les mots. Votre chasteté n'est pas une résignation de vieillard, mais la dure conquête de l'homme jeune pour un amour encore plus haut. Et parce que vous vous aimiez vous l'aviez compris que de grandes choses se feraient en vous.

Compagnon que Dieu donna pour ses premiers ans à Son Fils, vous êtes à Jésus presque autant un grand frère qu'un jeune père. Je vous vois quand vous lui apprenez les Écritures, quand vous lui faites réciter les psaumes. Je vous vois, maniant la varlope, tandis qu'il récite, assis sur le petit banc que vous lui avez fabriqué pour Noël (son anniversaire, après tout) avec le sourire de six ans, l'angoissant « Elie ! Elie ! Lamma sabactani ! ».

Saint-Joseph, l'ami toujours jeune de ma prière, vous qui fûtes père comme je le suis, vous qui aimâtes comme nous aimons, avec même ces grands doutes qui nous ont tous déchirés ; vous qui avez connu les soirs d'angoisse dans le travail, quand la pratique se fait rare ; ô, compagnon de tous nos jours ! Je vous invoque. L'immense nuit tropicale, où s'allume la Croix du Sud, m'exprime qu'au-delà du temps, je vis avec vous comme avec un frère beaucoup plus jeune qui, le soir, s'assied près de moi et qui m'interroge, car nous pouvons au moins vous apporter quelque chose : l'expérience de notre misère.