Le visage du Père de Foucauld

Forces nouvelles 5/4/1958

 

Il y a cent ans, en 1858, naissait à Strasbourg, Charles de Foucauld, l'ermite du Hoggar que les musulmans appelèrent le Marabout blanc.

Voilà cent ans que naissait Charles de Foucauld, cent ans qu'il naissait à Strasbourg, aux pieds mêmes de l'ardente cathédrale. Des cérémonies auront lieu pour célébrer ce jubilé. Souhaitons qu'elle soient dignes de cet officier français, devenu, après une conversion douloureuse, l'ermite du Sahara. Souhaitons surtout qu'on ne défigure pas ce visage de Saint et de Français. On ne l'a que trop fait jusqu'à présent.

Je me rappelle le film où, au temps du cinéma muet, Poirier avait prétendu retracer sa vie. Quel échec ! Le « Marabout blanc » n'y apparaissait guère autre chose qu'un capitaine (mettons un colonel, car on entendait l'exalter) des services psychologiques de l'armée. Il devenait un simple auxiliaire du Général Laperine. Ce contresens, certains le commettront de nouveau. D'autres en commettrons un qui pour être opposé n'en est pas moins parallèle. Ils essaient de cacher que ce religieux aux vertus héroïques incarna d'abord le patriotisme, exigence telle pour le chrétien qu'elle mobilise un chapitre du catéchisme. On est donc étonné que le petit livre, en bien des points excellent, que Denise et Robert Barrat consacrent à Charles de Foucauld7 passe à peu près sous silence cet aspect dominant de sa personnalité. Bientôt on décanonisera Saint Louis pour être mort en croisade. Je sais tel diocèse où on traduit aux fidèles la messe de Sainte Jehanne d'Arc en des termes tels que cette sainte semble n'avoir jamais eu le souci de « bouter l'Anglais hors de France ».

Il vécut jusqu'au bout la vertu du patriotisme

N'en déplaise à M. et Mme Barrat, Charles de Foucauld, que l’Église catholique mettra sans doute un jour sur ses autels, fut toujours un patriote, et il le devint toujours plus au fur et à mesure qu'il devenait plus saint. Certes, le jeune officier replet qui, oubliant son baptême, se livrait à toutes les débauches, n'était sans doute pas un patriote exalté. Mais c'est par un retour à la discipline militaire qu'il a commencé à frayer en lui les chemins du Christ. Un moment chassé de l'armée pour « indiscipline et inconduite notoire », il obtint d'y rentrer pour participer à la répression d'une rébellion algérienne. Les longues marches, la discipline des camps, l'eau saumâtre le détachèrent de lui-même. Un chrétien sera-t-il surpris de ce cheminement de la grâce ? C'est un fait, même s'il gêne certains, que Jésus, dans l’Évangile, montre une prédilection pour les soldats. Le premier converti, aux pieds mêmes de la Croix fut le Centurion qui commandait le peloton d'exécution.

D'ailleurs, pour que Charles de Foucauld fût un temps un officier pitoyable, il fallait qu'une débauche très vulgaire eût comme endormi son âme. Le patriotisme était presque la première vertu qu'il avait connue, cultivée en lui par ce grand-père qui l'avait élevé, ce grand-père qui préféra quitter l'Alsace que devenir un Prussien. Pour Foucauld, retrouver l'armée, c'était déjà retrouver une pureté.

Patriotisme à la fois exigeant et délicat que le sien. Il n’acceptait pas que l'armée se déshonorât et dans les jours que nous vivons, sa conduite nous est exemplaire. Lorsqu'il était à Tamanrasset, il apprit que devait passer un officier qui s'était livré à des excès répressifs. Il partit pour quelques jours, ne voulant pas lui serrer la main, mais ne voulant pas non plus lui refuser la sienne en présence des Touaregs. Cette attitude mériterait d'être méditée à la fois par ceux qui « couvrent » les excès de la répression en Algérie et par ceux qui les dénoncent à la face du monde avec une mauvaise complaisance. Il vécut la colonisation de son temps. Il savait ce qu'elle pouvait apporter à des populations qu'il aimait. Mais il ne se résignait pas à ses abus et certaines de ses lettres sont des actes d'accusation contre le lucre des coloniaux, leur bassesse, leurs brutalités, leurs débauches. Il faudrait citer entièrement sa lettre du 22 novembre 1907.

Et n'est-ce pas pour la France qu'en 1914 il décida de demeurer au Hoggar ? Reprendrait-il son uniforme d'officier ? Il hésita beaucoup, sa correspondance en témoigne. Mais il acquit la conviction que sa présence pourrait éviter des troubles sur nos arrières.

L'Afrique l'a converti

On connaît l'histoire de sa conversion. Elle est devenue une sorte d'image d'Epinal. L'abbé Huvelin, jeune vicaire à Saint-Augustin, le jetant presque de force au confessionnal et l'envoyant communier.  Dans les romans, selon le mot de Cocteau, « Dieu vous retourne comme un gant ». Ce n'est guère que dans les romans. Les voies de la grâce sont plus lentes et plus complexes. Avant de se laisser jeter au confessionnal, Charles de Foucauld vécut toute une progression. Les photographies de l'époque en témoignent. Jeune homme, il était si gros qu'en arrivant à Saint-Cyr il ne trouva pas d'uniforme assez large pour lui et qu'il dut passer quelques jours en civil, coiffé néanmoins d'un képi. Mais après son retour dans l'armée, le visage se creuse, les yeux regardent plus droit, l'expression se fait plus tendue. On connaît les portraits inquiets de la Trappe, la physionomie douloureuse de Beni-Abbès. Et, pour finir, l'ermite édenté, dont le visage n'exprime plus qu'une insondable compassion, avec un sourire presque d'enfant. Tout Charles de Foucauld est dans ces portraits.

L'Afrique l'a converti comme elle devait convertir Psichari. Est-ce, comme l'affirment M. et Mme Barrat, par le contact de l'Islam ? C'est possible. La civilisation musulmane demeurait moins vidée de Dieu qu'elle ne l'est hélas, aujourd'hui. Même à présent, cette civilisation, qui se réfère toujours à Dieu, exerce un attrait. Une âme née chrétienne éprouve une paix à cette espèce d'imprégnation spirituelle de toute la vie sociale. Encore une fois, c'est possible. Non pourtant aussi certain me semble-t-il, que l'affirment M. et Mme Barrat, fort pressés de convertir Foucauld par les musulmans. Peut-être des textes existent-ils qui le gouvernent, mais je ne les connais pas. La vie rude, le danger, la discipline, le silence et ce grand maître spirituel, le désert, jouèrent un rôle prédominant, s'il ne fut le seul. C'est surtout l'armée qui l'a décapé pour Dieu, quand même, avant de rencontrer des musulmans. Charles de Foucaud avait rencontré des chrétiens fervents et ne fut-ce que son exquise cousine, Madame de Bondy. En France, dans toute sa famille, il côtoyait déjà la prière.

Rendre à l'Islam un peu de son âme

Mais si, sauf textes précis que je ne connaîtrai pas (et je suis bien loin d'avoir tout lu de ses écrits, et même des livres écrits sur lui), je mets en doute que la rencontre de l'Islam ait été le moteur déterminant de sa conversion, du moins toute sa vie de chrétien allait elle se dérouler en Islam et pour l'Islam. Cherchant cette pauvreté totale qu'il appelait l'objection, il choisit de vivre parmi les peuples les plus pauvres. A Nazareth, d'abord comme jardinier des Pauvres Dames Clarisses. Sur les routes de Palestine où il mendiait son pain quotidien, rééditant « pour de vrai » une de ses fugues de jeunesse, quand un jour l'étudiant paresseux et noceur avait été vivre une vie de vagabond et presque de clochard sur les routes (étrange prémonition de sa vocation). A Beni-Abbès ensuite, à Tamanrasset enfin et dans les solitudes lunaires de l'Asekrem, ces roches calcinées de soleil comme son âme et son corps l'étaient de Dieu. Ainsi allait-il vivre dans l'Islam et pour l'Islam.

Sur ce point encore, aujourd'hui, il nous est exemplaire. Tout son effort apostolique tendit, non à convertir dans l'immédiat les musulmans, mais à leur rendre le sens de leur Dieu qui est aussi le Dieu des chrétiens. Certains chrétiens superficiels se sont imaginés parfois qu'il faudrait vider les musulmans de leur croyance pour qu'ils trouvent le christianisme. Singulière approche de la conversion que l'apostasie du vrai Dieu ! Charles de Foucauld comprit qu'il fallait au contraire regonfler d'amour l'Islam sunnite malekite, exsangue de cet amour depuis le Califat Abbasside. Son apostolat (il ne baptisa, je crois, jamais aucun musulman) fut d'insuffler l'amour dans l'Islam. Ainsi luttait-il d'avance contre une apostasie secrète, mais assez générale (conséquence du ritualisme), qu'il pressentait et dont il avait sans doute vu en Algérie les premiers signes.

Il devançait notre temps, où l'avenir de l'Islam se joue entre le marxisme et le christianisme. Inadapté à la vie moderne, le monde musulman se cherche un support. Voilà dix siècles qu'il est dépourvu de toute philosophie, qu'il s'enfonce dans ce conformisme dévot qu'a dénoncé Malek Benabi. La vie moderne l'oblige à en sortir. Se tournera-t-il vers le marxisme ? C'est, hélas, beaucoup trop souvent le cas, notamment pour ses étudiants. La pente d'un Islam dégradé mène vers le communisme. Heureusement, des musulmans ont compris que la vraie grandeur de l'Islam exigeait qu'il se restaure de l'intérieur ainsi que tout ce qu'ils pouvaient prendre au christianisme : d'abord l'amour, puis une philosophie qui évite la contamination marxiste. Tel est l'attrait pour les Marocains d'un haut lieu comme le Prieuré de Toumliline. Sans rien concéder qui ne devait être concédé, Charles de Foucauld a tenté d'apprendre aux musulmans à retrouver leur âme.

Une postérité spirituelle

Certes, c'est amputer Charles de Foucauld qu'exalter uniquement son patriotisme et son attitude à l'égard de l'Islam. Son message est inépuisable comme sa devise : « Vivre tout l’Évangile dans toute ma vie ». Je voudrais souligner pourtant un trait : sa hantise de fonder un ordre. Il savait bien que, sans une famille spirituelle, jamais il ne répandrait son message. Mais en vain dans tous ses ermitages une cellule était-elle prête pour un compagnon, jamais aucun ne se joignit à lui. En vain un frère convers de Pères Blancs prétendit-il le suivre : la maladie lui fit rebrousser chemin. Charles de Foucauld fut toujours seul, vivant soit dans le vide de l'Asekrem, soit parmi la foule des Touareg, une vie toute érémitique. Mais à peine est-il mort que lui surgit toute une postérité spirituelle. Plusieurs ordres naissent qui se réclament de lui, et d'abord les Petits Frères et les Petites Sœurs du Sacré-Cœur qui mènent parmi les populations les plus malheureuses du monde une vie de contemplation et de témoignage. Tous les sous-prolétariats du monde, les plus désespérés, voient quelques jeunes hommes s'établir dans leurs bidonvilles : une Fraternité de Charles de Foucauld. L'ermite du Sahara est présent à tout l'univers.

« Tu mourras martyr »

On connaît la mort du Père de Foucauld, après une trahison qui rappelle celle de Judas. Ce martyre, il l'attendait et le redoutait. On sait par lui que le péché dont il s'accusait en confession le plus fréquemment était la lâcheté. Étrange accusation quand, après sa conversion, le signe même de sa vie de soldat et d'ermite fut le courage. Peut-être s'en voulait-il de trembler devant une mort brutale comme à Gethsemani Jésus lui-même a tremblé peut-être... Mais c'est encore un signe de Charles de Foucauld pour notre temps que son extraordinaire virilité. Sa conversion ne fut point si brusque qu'on s'est plu à la décrire, mais elle fut sans retour, totale – d'un bloc, oserais-je écrire – et il l'a portée presque à l'extrême de sa conséquence : le don total de soi. Au moment même – 1916 – où les idéologies totalitaires vont commencer à s'incarner dans des régimes, Charles de Foucauld a vécu dans sa totalité et jusqu'à sa mort le don à Dieu et aux hommes.

Il est tombé victime d'une balle des Senoussis, excités par des agents allemands, qui voulaient s'emparer des armes qu'on avait déposées dans son borj pour que les populations de Tamanrasset puissent se défendre. Et dans sa mort, nous retrouvons les trois objectifs de sa vie. Il est mort pour cette patrie que, par sa présence à Tamanrasset, il défendait. Il est mort pour que ces musulmans à qui toujours sa porte était ouverte, qu'il soignait et à qui sans cesse il rappelait que Dieu est amour et qu'on n'adore pas Dieu seulement des lèvres, mais en purifiant sa vie. Il est mort pour ce Dieu, obéissant jusqu'au bout à la vocation qui lui avait été assignée, qui lui avait fait rejeter la Trappe comme trop douce et surtout trop honorable, qui peu à peu l'avait enfoncé plus avant dans ce désert où dès l'aube de sa conversion il avait retrouvé son âme.

● Né le 15 septembre 1858 à Strasbourg.

● A 6 ans il est orphelin.

● Sous-lieutenant, il fait scandale et est mis en non-activité.

● Son régiment va se battre. Il obtient sa réintégration, fait campagne, se révèle un chef (1881).

● Il démissionne et accomplit une périlleuse exploration au Maroc (1883-84).

● En octobre 1888, il se convertit.

● 1890 : il entre à la Trappe.

● 1897 : il devient ermite à Nazareth.

● 1901 : il est ordonné prêtre.

● Il s'installa au Sahara, à Beni-Abbès. Plus tard à Tamanrasset, au Hoggar.

● Pendant 15 ans il mène une vie héroïque de charité.

● Le 1er décembre 1916, il meurt martyr sur cette Afrique qu'il a tant aimé.

 


7 Éditions du Seuil. Collection Maîtres spirituels.