Dieu n'est pas mort

1956

 

Au moment de rendre compte du livre d’Étienne Borne Dieu n'est pas mort, j'avouerai ma timidité. Un tel livre ne s'analyse ni ne se résume. On s'en imprègne. Il vous porte dans une sorte de mouvement musical. Dense de lyrisme contenu, il se déroule comme une symphonie. Je ne connais pas de pensée si passionnée que celle  d’Étienne Borne. Ce philosophe est un lyrique des idées. Elles vivent sous sa plume, fulgurantes, palpitantes aussi. Ce style a des coulées de laves, incandescentes. Peut-être cette ferveur jusque dans le choix des mots est-elle la meilleure réponse et le meilleur antidote aux sombres ferveurs des Nietzsche, des Sartre et des Camus comme au scientisme, plus poétique qu'il ne se croit, des derniers marxistes.

Car notre temps est vraiment celui où l'homme se grise de « croire les choses les plus tristes ». Tel est le signe même de ce temps. Pour la première fois dans l'histoire de l'homme surgit une civilisation vraiment athée, et, peut-être encore plus, antithéiste. Sans doute le Bouddhisme, qui fut civilisation, était-il dans son origine athée, mais bien vite le Mahayanisme l'entraîna vers une forme religieuse. Seul le Confucianisme fut vraiment athée, mais l'équilibrant toujours à travers la Chine les courants mystiques du Tao. En notre Occident, les Libertins ont mené leur petit tapage. Ils étaient esprits marginaux. Il a fallut notre siècle pour que se forme une civilisation délibérément contre Dieu. Prométhée a étranglé son vautour.

Tel est le fait historique majeur, celui sous le règne duquel nous sommes nés. Il fallait un Étienne Borne, philosophe aux vues politiques, pour exposer ce phénomène et l'analyser. Même au point de vue politique, tous les autres faits ne sont qu'accidentelles contingences. Le « Dieu est mort » de Nietzsche, est vraiment un mot « historique », l'écho de ces grands craquements où l'Histoire change de sens.

De ce fait majeur,  Étienne Borne analyse d'abord les causes et les origines. Analyse aussi honnête que passionnée. Puis il discerne les deux grands courants de l'athéisme contemporain, nés sous le double signe de reproches contradictoires au christianisme, quand Nietzsche accuse le christianisme d'empêcher la naissance des dominateurs et Marx d'être un instrument au service des maîtres. Double courant d'où l'on s'injurie et s'oppose, ne se rejoignant que dans une égale haine de Dieu.

Le R.P. de Lubac nous avait déjà tracé ce drame de l'humanisme athée. La synthèse  d’Étienne Borne, plus fervente, frappe peut-être encore plus. Mais où son livre atteint le maximum de son originalité, c'est dans le chapitre III consacré à l'athéisme politique. Seul un philosophe établi comme Borne entre la pensée et l'action, politique autant que métaphysicien, pouvait analyser ce temps historique où l'antichristianisme descend des chaires et des portiques pour se faire doctrine politique d'abord, civilisation même ensuite.

Mais de cette civilisation née tantôt de Marx tantôt de Nietzsche, toujours de Hegel, le livre de Borne contribuera à nous sauver. On est heureux qu'il soit paru dans une collection modeste et populaire, d'ailleurs excellente, l'Encyclopédie du Catholicisme au XXe siècle, de la Librairie Arthème Fayard. Car ayant analysé l'athéisme contemporain depuis ses bases, Étienne Borne le désarticule et, oserais-je dire, le désarçonne. Il en dévoile les vices de pensée et les pétitions de principe. Il révèle l'absurdité de ses dogmes religieux. Aussi ce livre est-il efficace : toute lutte contre le Communisme qui ne part pas du fait que celui-ci est religion est stérile. Je pense aux plaisanteries de la Droite sur le « paradis terrestre » de l'entre-deux-guerres.

Livre tonique aussi. Vraiment le livre pour ce temps qu'avait prévu l'enfant prophète Rimbaud : une époque où seront étouffés les tièdes. « La passion de la foi... achève la purification de la foi » écrit Borne. « L'athéisme qui confesse le Vendredi Saint et qui ignore Pâques, sert, comme tout ce qui ici bas est authentique, la cause de Dieu ». Car nous voici jetés dans un monde où seule la foi peut répondre à l'antifoi dans un monde où seule la joie de la Résurrection peut dissiper la tristesse des vérités tristes et soigneusement caressées. À l'athéisme contemporain, né d'une confrontation de l'homme au Problème du Mal et de la reconnaissance pathétiquement amoureuse de ce mal, ne peut répondre que la joie de celui qui sait que ce mal, sur la Croix, un Vendredi Saint, a été mué en joie.