Cantique d'un matin alpestre

La Croix 24/8/1965

 

J'ai retrouvé le matin, le matin pur, le matin candide. Les villes sont terribles : nous n'y connaissons plus le matin. Elles l'ont étouffé dans le goulet de leurs rues, comme avec leurs lampadaires et leur néon elles ont assassiné les étoiles. Ce fut pour moi la seule joie de l'Occupation, ce « black out » qui pour quatre ans les fit resurgir. Leur regard enfin retrouvé fut alors ma consolation.

Aujourd'hui, couché dans mon alpage, je baigne dans le matin. Sous les rayons obliques la mousseuse écume des Reines de Prés étincelle, dont le mauvais printemps nous vaut de jouir en plein été. Des myosotis se cachent sous l'herbe haute que dans mon enfance on fauchait et qu'on abandonne à présent. La gentiane étage ses palmes. Les ombelles ici sont roses. Elles alternent avec l'ail sauvage aux fleurs blanches veinées de rouge. La pourpre sombre des épilobes entoure chaque rocher. Matin pur ! Matin candide ! La Création vient de naître ! Elles viennent de naître les montagnes ! Hier, au couchant, elles étaient coulées dans de l'or, avec des ombres d'un bleu plus dur que l'eau des lacs. A présent elles dardent des crêtes d'une incandescence si poussée au blanc qu'on ne peut longtemps les fixer.

Mais vers la vallée, la vie s'apaise. Le matin y revêt des douceurs de soir. Dans un crépuscule encore mauve les lointains se détachent plan par plan comme les praticables d'un décor. Seuls les peintres de la Chine ont su rendre ces lointains pâles que cerne un lavis plus sombre.

Et les sons ! En ville nous ne connaissons que des rumeurs. Dans mon alpage les clarines, le cri d'un coq, le choc alternatif de la cascade ne rompent pas le silence : ils le ponctuent.

Ailleurs la télévision répand son opium. Elle conditionne et endort la sensibilité. Ici les images et les sons l'avivent. Ailleurs on m'impose une vision en conserve. Ici s'offre à moi la vision vive que Dieu même a pensée, la vision que Dieu a pensée pour moi. C'est pour ma joie qu'il l'a voulue. O terre que de toute éternité il me destine ! O terre dont je suis, avec tous mes frères les hommes, la vraie vie ! Dans mon âme qui ne mourra pas et dans mes yeux qui ressusciteront, je te prends, je te bois. Tu vis dans mes yeux de ressuscité par avance. Tu épouses l'éternité que je porte en moi. Elle t'entraîne. Je m’enivre d'être ta Grâce, la Grâce que Dieu te donne par moi et qu'en de grands gémissements depuis notre chute tu attends. Chant des clarines, fleurs entre-écloses, en moi vous êtes éternels, en moi vous êtes dans le Christ. Et je vous chanterai, mon Dieu, pour la résurrection en moi de toute la chair du monde.