Des religions devenues folles

La Croix 10/12/1965

 

Notre époque occupe une place tristement particulière dans l'Histoire : pour la première fois une civilisation athée s'implante. Des « libertins » ou des incroyants, tous les siècles en ont connu ; encore plus des indifférents. Mais que le matérialisme soit conçu comme l'essence même d'une civilisation est nouveau. L'athéisme du bouddhisme orthodoxe, celui du Petit Véhicule, est quand même appel vers une Transcendance. Par le fait même qu'il nie la Création, il lève les yeux au-dessus d'elle. Aujourd'hui la civilisation marxiste se bâtit sur la mort de Dieu, à côté d'une civilisation libérale qui l'avait déjà tué sans le dire.

Chesterton prêtait à Dieu des ironies. On serait tenté de le suivre, car jamais une époque n'a, au cœur même d'un double matérialisme, autant témoigné pour le sacré et autant aspiré à la Transcendance. Comme par un phénomène de « transfert », se produit l'invasion de toutes les idéologies (même les plus confinées à la Création) par l'Absolu. Qui donc l'a écrit ? Maritain, peut-être ? Ce temps est celui « des religions devenues folles ». Ces millénaires balbutiements de l'homme vers Dieu, les approches de la Révélation et celle-ci même, tout est détourné, les traits de l’Éternel plaqué sur le transitoire.

Religion folle, le Nazisme, ce Judaïsme inverti. Pour commettre le génocide des Juifs, Hitler et ses séides ont puisé dans la Bible de Luther leur conception d'un peuple élu. En persécutant Israël, ils reconnaissaient obscurément son message. Ils le tuaient mais dans l’inconscient dessein d'authentifier leur propre élection.

Et le communisme, tel que Staline le Géorgien, apprenti pope et fils de pope mais héritier de beaucoup de générations musulmanes, l'a marqué d'une trace indélébile, n'est-il pas un Islam détourné de Dieu ? La collectivité y caricature la Communauté, comme l'Homme fort interprète de l'Histoire caricature le Calife porteur de bénédiction. L'unanimité du Parti reflète l'unanimité tribale. De part et d'autre, ce que Levi-Strauss a appelé « la civilisation corps de garde » : une discipline extatique.

Que de christianisme défiguré dans un certain démocratisme, quand la charité se dégrade en bénisseur humanitarisme ! Dépravation de notre idéal aussi, l'érotisme de notre temps. Dépravation de ce christianisme qui, après les concession vétérotestamentaires à la dureté des cœurs, a exalté dans le couple et sa descendance l'image de la Trinité. L'érotisme grimace je ne sais quel pastiche de sacrement. L'abandon même le consentement.

Ces religions abrahamiques devenues folles composent en fait une parodie unique : dans chaque cas le relatif est transposé en un absolu. Voilà pourquoi nos idéologies se font intolérantes jusqu'à l'homicide. Leur cruauté est révélatrice de leur originelle noblesse. Car, malgré elle, et jusque dans ses pires égarements, l'humanité ne peut effacer de son front la trace de Dieu. Par ses refus, elle témoigne encore. Même les visages de son apostasie portent l'empreinte de la Grâce.