Un doux pharaon mystique

La Croix 16/02/1966

Terre d’Égypte retrouvée après tant d'années ! Au Caire, je ne reconnaîtrai pas le Nil bien que quelques felouques y dressent encore, architecture rêvée par un le Corbusier de la préhistoire, l'empennure de leurs voiles croisées. Où sont les immeubles victoriens de ma jeunesse ? Le fleuve traverse le Caire, à présent, entre ces interchangeables gratte-ciel qui banalisent l'univers de Valparaiso à Hong-Kong. Pourtant aussi changée que soit l’Égypte, le message que transmet cette longue traînée de verdure entre les rives d'or stérile reste le même : celui du pharaon poète et difforme, Akhenaton, l'époux de Néfertiti, la reine si belle qui était borgne.

Que nous dit-il ce visage prognathe d'Akhenaton, que ce soit au musée du Caire ou bien à Thèbes, sa capitale ? Il exprime que le paganisme peut être une préparation  à la connaissance vraie et qu'en ce sens il mérite notre respect car il témoigne de la patience et de l'humilité de Dieu à la quête de notre amour. A Thèbes, entre la ville des vivants où Louqsor et Karnak lèvent leurs salles hypostyles et la ville des morts sous la théophanie de ses montagnes en pyramides, un homme a compris que Dieu était l'Un et aussi qu'il était Amour. Oui, un païen a découvert que le Soleil n'était que la figure du Soleil spirituel qui ne passe pas, et il l'a aimé. Lui le premier monothéiste du monde, abolisseur des cultes impies d'Amon-Ra et de ses séides, près de dix siècles avant Moïse a dans le miroir de son âme saisi un reflet du vrai Dieu. Il l'a chanté avec les accents d'un Saint François.

Sur ces mêmes rives l'homme a compris que la mort se pouvait vaincre. Pauvre approximation de notre résurrection, sans doute ! N'est-ce pas un curieux mystère, pourtant, que même dans la Bible ce soit un étranger au peuple élu, l'auteur de Job, qui ait lancé le premier l'appel à l'immortalité de l'homme ? N'y aurait-il pas, parfois, une vocation spéciale du paganisme à être même comme un échelon dans la montée vers la Rédemption ?

Hélas ! Aussi intensément on sent sur cette terre d’Égypte Dieu en recherche de l'amour humain, aussi clairement on le voit préparer l'homme à devenir Son peuple, aussi clairement on voit l'Adversaire s'y opposer. Une sorte d'aimant spirituel tire, même dans l'ordre naturel, l'homme au-dessus de lui-même et jusqu'à Dieu mais comme à proportion Satan l'abaisse vers l'animal : idoles à tête d'oiseau ou de singe, dégradation de l'homme jusqu'à la bête. En Égypte, le paganisme apparaît dans son double et constant aspect de pédagogie à la connaissance de Dieu, mais aussi de frein à cette connaissance jusqu'à la prostitution sous-humaine : l'animalisation des fils de Dieu. Diastole et systole de la grâce, ne trouve-t-on pas toujours ces deux mouvements dans le paganisme ? L'animisme africain ne répète-t-il pas le chant mystique d'Akhenaton, tandis qu'il reproduit la misérable bestialité des Isis et des Osiris ? Le P. Dournes, le P. Cornelis, le P. Nelle, le P. Monnier : on a beaucoup écrit et de très beaux livres sur le paganisme ces derniers temps. Est-ce pourquoi beaucoup plus que les orfèvreries des Tombes violées, que les Temples et même que les montagnes spiritualisantes comme des Sinaïe, plus aussi, bien entendu, que les gratte-ciel ennuyeusement américains et ce barrage d'Assouan déjà inspirateur de pages pénibles au livre de l'Histoire, ce qui m'a fasciné dans mon retour en Égypte, tandis que sur le Nil glissaient des barques empruntées aux bas-reliefs pluri-millénaires, c'est le mystère des préparations, c'est une leçon de théologie du paganisme : celle que donne Akhenaton le pharaon méditatif, celle que donne son poème qui m'a rappelé que notre liturgie, elle aussi, appelle le Christ : Sol Invictus ?