Pondichéry capitale d'un France tropicale

III Karikal, terre exubérante est le grenier de Pondichéry

Les dernières pluies ont gonflé le fleuve. Sur le pont submersible que nous devons franchir, il roule et tourbillonne. Son eau rousse bat la voiture jusqu'aux vitres. Et tandis que dans un énorme éclaboussement, véritable danse cosmique, éclatent de rire nos coolies, je me sens submergé par une telle puissance physique. Ici, la nature est trop imprévue et trop forte. Sa liberté nous défie, elle nous submerge.

Paysage érodé de l'Inde, paysage ravagé par un incendie de soleil, coupé de blocs chus, croirait-on, de je ne sais quel désastre sidéral. Dans ce silence de déroute, seul le croassement des corbeaux et le frémissement des feuilles de millet qui s'entrefroissent. Parfois aussi le cri d'un singe.

Mais aux approches de Karikal, le paysage s'amollit. Les futaies de palmiers se serrent autour de la route. Elles sont bientôt si denses que le jour devient une lumière verte, un or pâle et mouvant où les formes se défont comme au sein des eaux. Et puis, soudain, cette tache de soleil : une rizière. Entre les tiges, le ciel miroite. Un peu plus loin, c'est un tapis si serré qu'il a pour l’œil la douceur d'un velours. Et parmi cette profusion végétale, à chaque vanne chantent les eaux...

...Parmi cette profusion végétale où Karikal est comme une île. De toute part, il est encerclé. Son unique boulevard évoque un navire dans un océan de plantes, et la Résidence, à la terrasse conçue en forme de dunette, complète cette impression en quelque sorte marine.

Karikal, quelques beaux bâtiments encore, inspirés de notre style colonial du XVIIIe siècle. Mais jamais on n'oublie être dans un district rural, dans le grenier de Pondichéry. Ici, ne fait-on pas deux récoltes de riz par an ?

Parfois, au-dessus des palmiers, la tour d'un temple. Le foisonnement de son architecture répond à l'exubérance du paysage.

Ce bel îlot de Karikal, qu'il est étroit ! Nos comptoirs sont à eux tous plus petits que le département de la Seine. Quelques minutes de route et nous avons quitté cette France indienne. Nous sommes arrivés à Trinquebar, une ancienne enclave danoise.

Un fort assez bizarre, de belles églises effondrées, un cimetière. Rien d'autre ne subsiste de cette petite cité de commerce. D'anciens hôtels aux nobles façades croulent devant le tracé des rues. Leurs débris servent de masures à quelques paysans et quelques pêcheurs.

Sera-ce le sort de Pondichéry et que l'Inde a-t-elle gagné au départ des Danois ? Ruine de cette cité, perte d'un comptoir d'échange qui créait une réciproque richesse. Vu de Trinquebar, le problème des Établissements français des Indes prend une singulière coloration.

« Que nous importe ! », direz-vous. Et sans doute la France n'a que peu d'intérêts matériels sur cette côte de Carnatic.  Un aérodrome à Pondichéry serait un bon relais dans les liaisons de l'Union Française. La perte des comptoirs pourrait être interprétée, bien à tort, comme le signe d'une faiblesse de l'Union française. Mais, surtout, il y a ce fait français, que nous n'avons pas le droit de démentir. Il y a cette situation sociale relativement privilégiée des habitants des comptoirs. Sacrifierons-nous cette liberté ? Les abandonnerons-nous à la famine des Indes, nous qui parvenons à les nourrir ?

Et puis les musulmans de Karikal : ils sont 10 000. aurait-on le droit de les risquer aux persécutions ? À Karikal, j'ai senti que l'Islam nous était si proche. ! Certes, les mosquées des Indes, si elles sont vastes, sont rarement belles. J'éprouvais pourtant à me trouver dans l'édifice d'une des religions du Livre, une sorte de repos spirituel. Et entendre l'appel de la prière au Carnatic, c'était pour moi quelque chose comme le son des cloches de mon village.

Départ. L'Inde vue de l'avion n'est plus, comme tous les pays, qu'une marqueterie monochrome. Étrange que l'avion uniformise tous les paysages. Les comptoirs délaissés, je songe à leur avenir, non sans quelque anxiété. En dépit de certains propos, plus ou moins officiels, l'Union Indienne, ce pays vaste comme un continent, ne comprendra-t-elle pas le « fait français » de ces minuscules territoires, et n'accepterait-elle pas un règlement qui préserverait à la fois l'originalité et l'autonomie des Établissements, les nécessaires prérogatives de l'Inde, et ce fait français, lui aussi ?